La diagonale d’un chat

Après que mis à nu ce matin-là débarrassé du tapis et des meubles, apparaissant plus large plus clair meurtri aussi par les pieds de la bibliothèque et ma brûlure devant la cheminée soudain dévoilée, le chat a traversé la pièce en diagonale, oreilles rabattues, interloqué par l’écho de sa voix rauque dans le vide de la maison, la poussière soulevée voletant encore dans l’air, tu aurais pu t’écrouler sur moi, le camion des déménageurs s’ébranlait, les parents achevaient de charger la voiture et la petite sœur dans le jardin tournait autour des cerisiers, toi restée seule dans la maison démeublée dans la résonance nouvelle des murs et l’écho terrible du chat traversant la pièce, dérouté par l’absence des canapés, du fauteuil sur lequel avec ta complicité il bravait l’interdiction de s’y rouler en boule, le chat qui chaque matin après sa nuit de chasse grimpait à l’étage pour se blottir dans ton sommeil, j’aurais absorbé les soubresauts de ta peine et peu à peu ta respiration se serait ralentie au rythme de mes pulsations sourdes, les mains posées à plat doigts écartés effleurant les lattes de bois tiède, ma matière tendre dont tu oublieras la blondeur comme tu oublieras plus tard la couleur, la texture, la sonorité des sols intérieurs, dallages frais, tomettes vernissées, moquettes enfumées durant toutes ces années Sud, Sud blessant, quand ne sachant pas encore habiter, quand seuls s’imprimeront dans ta mémoire la matière des sols extérieurs, épaisseur des graviers, sécheresse de l’asphalte sous le soleil, éboulis de pentes de randonnée, roulement des galets, j’aurais aimé que tu t’allonges un instant ce matin-là après que tant d’allées et venues m’eurent fait trembler, semelles épaisses enjambant cartons de livres, talons plats de mère soucieuse tournant comme oiseau pris au piège, poids des meubles raclant ma surface puis la poussière retombant silencieuse comme neige infiltrant mes rainures et le pas élastique du chat lentement étiré dans la diagonale du salon, miaulement de mort jusqu’à tes pieds et caresse de judas, vous alliez partir vers le Sud, Sud clinquant, et lui resterait là, les chats sont attachés à leur territoire, il serait malheureux en appartement, te disait-on, alors rester debout pétrifiée, à peine sortie de l’enfance interminable et butant contre ton impuissance – des années plus tard tu penseras que tu aurais dû t’étendre là les bras en croix sans plus bouger, le corps disant ce que la voix les mots n’avaient pas su faire entendre, t’allonger sur moi, les courants d’air au ras de ma surface frôlant tes joues séchant tes paupières, écouter le vide inouï de la maison.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.