Ça, c’est la boîte, le stylo que tu veux est dedans.
La boîte est posée sur le bureau, au centre.
Le stylo y repose sur une feuille pliée tachée d’encre bleue.
L’encre est depuis longtemps sèche sur la feuille dans la boîte, tachée et repliée avec soin pour y recevoir le stylo
Une poire est posée à côté du stylo, une poire de caoutchouc raccordée à une courte pipette.
Le caoutchouc de la poire qui permet de remplir le corps du stylo est sec, craquelé d’être là depuis un siècle. Ou un peu moins. Ils forment un vieux couple qui a passé l’essentiel de sa vie dans le noir de la boîte en carton.
Je n’ai rien inventé.
Qu’y avait-il écrit sur la boîte? De quelle couleur était-elle?
Je n’ai rien inventé
Je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai ouverte, je l’ai reposée ouverte.
J’ai vu le stylo et la pipette et la feuille tachée
Le stylo, je l’ai vu aussi clairement que quand la boîte était fermée devant moi.
C’était exactement le stylo que je voulais.
Ça n’est pas que j’en voulais un comme ça.
Je voulais celui-ci. Précisément.
Celui qui a tracé une vie sur une feuille A4 recto-verso. Et qui a résumé cette vie sur une feuille plus petite de format A5 mais au stylo-bille.
Je voulais ce stylo qui a raconté une vie, toute une longue vie sur une feuille de papier A4, datée du 6 octobre 1976, en 91 lignes dont 75 consacrées à une période de moins de trois ans (10 octobre 1912-20 juillet 1915).
Le stylo est rarement sorti de sa boîte. Il a écrit peu de mots. Ceux qu’il a tracés étaient essentiels. Ceux à qui ils s’adressaient étaient importants.
Le stylo, il ne l’avait pas au combat. La boîte n’aurait pas été en si bon état. Le carton aurait été écrasé, déchiré, mouillé. Il l’a eu forcément après.
Peut-être que c’est elle qui le lui a apporté à Cette où il a été évacué après que la baïonnette l’a traversé. Elle a eu tellement peur pour lui.
Pour acheter le stylo, elle a porté au clou un bijou . 88 francs franco de port. Vingt jours de travail quand tu gagnes quatre francs cinquante par jour. Elle a vu la publicité dans le Monde illustré. En vente chez Kirby, Beard & C° Ld, 5, rue Auber, Paris. Franco de port. Elle l’a commandé. À coté de la réclame pour le stylo, il y en avait une autre pour le Vin de Vial au quina, viande, facto-phosphate de chaux. « Blessés! Anémiés! FORCE SANTÉ VIGUEUR vous seront rendus ». Il y a longtemps qu’elle voyait des réclames pour le Vin de Vial. Chez elle, il y en avait toujours une bouteille et une autre d’alcool de menthe . Dans le Monde illustré, la juxtaposition des réclames qu’on parcourt distraitement oriente les habitudes et remplit les placards:Vin de Vial, Rhum Chauvet, Source Badoit, Graine de lin Tarin, Après le repas un verre de Bénédictine. Des messages simples qui guident les usages en cas de fatigue ou de constipation. Le médecin, c’est pour quand on va mourir.
Avant de commander le stylo, elle a regardé longtemps les deux publicités. Elle les a découpées dans le journal et punaisées au dessus du buffet, à côté du calendrier des PTT. Vin de Vial qui promet force, santé, vigueur à deux soldats blessés, Vin de Vial, le plus puissant des fortifiants, le meilleur des toniques, en vis-à-vis de « Porte-Plume Ideal Waterman », qui montre en gros plan deux plumes tête-bêche, sur lesquels était écrit Waterman’s IDEAL New York. Au centre de chaque plume à la base de la ligne où arrive l’encre, un coeur. Deux coeurs. Le sien, celui de son Pierre.
Elle a regardé longtemps les deux publicités punaisées à côté du calendrier des Postes et des Télégraphes, 1915, « Farandole », un homme et une femme se regardent, se tiennent par la main, dansent, joyeux. Elle a pensé à son Pierre. Elle a commandé le stylo.Quand le stylo est arrivé, elle a pris le train, de Firminy à Saint-Etienne puis de Saint-Etienne à Lyon. A Lyon, elle a attendu le Paris-Marseille. Elle a changé à Avignon jusqu’à Montpellier où elle a pris l’omnibus jusqu’à Cette. À Cette, elle a marché de la gare à l’hôpital. Dans son sac, il y a emballée dans un papier doré une boîte de carton bleu marine et une bouteille achetée à la pharmacie avant de partir, en diagonale sur l’étiquette,Vin de Vial. À Cette, elle a vu son Pierre et elle a vu la mer.
La boîte en carton il l’a reçue à l’hôpital. C’est pour cela qu’elle est restée en bon état.
A l’hôpital, on peut la glisser dans le tiroir et ne la sortir que pour écrire, ou alors simplement la prendre sur soi, lire Waterman_en lettres dorées, l’ouvrir, regarder le stylo, le prendre, ouvrir le capuchon, visser et dévisser la molette au cul du stylo et regarder la plume sortir et entrer, poser la boîte sur la table de nuit tout le temps de l’éveil, la mettre dans le tiroir pour la nuit, faire au matin ce premier geste, ouvrir le tiroir, la prendre, la regarder, la poser sur la table de nuit et l’avoir là, la savoir là et se mettre en attente des mots à envoyer à l’aimée. Posée sur la table de nuit de l’hôpital de Cette, la boîte protège les mots à venir. Je n’ai rien inventé. La boîte est devant moi. Je la regarde. Le stylo d’une vie est dedans. Une vie écrite sur une feuille A4 en 91 lignes. Ces lignes écrites avec un _Waterman Safety, se terminent sur un corps percé d’une baïonnette: « c’est à 5 mètres environs de la tranchées allemande que je suis grièvement blessés, c’est le 20 juillet 1915, il est 2h20, j’ai restait entre les lignes jusqu’à minuit. C’est un officier du 30 BCA qui m’a fait évacué au poste de seoin. »
Je n’ai rien inventé.
Tout est dans la boîte.