Écrire à propos d’un stylo-plume sur un clavier d’ordi
Écrire sur ce qui sert à écrire sans s’en servir, sur ce qui a servi si souvent, si longtemps, sur un stylo précis, noir, en ébonite, à la plume rétractable, un stylo de famille comme on parle de bijoux de famille, dont la valeur vient des souvenirs qu’ils portent en eux, de l’histoire dont ils témoignent, objets valeureux d’avoir été portés, utilisés et conservés dans la famille, conservés dans un tiroir, parfois sortis, regardés, parfois portés à nouveau ou fondus, parce que l’or se travaille encore et encore, tant qu’il reste dans la famille peu importe la forme
écrire sur ce stylo donc sans l’avoir sous les yeux, puisque je ne le retrouve pas, tout en ayant en tête très clairement son image, le souvenir de sa matière, de son poids dans les doigts, le point de blocage du capuchon quand on le revisse, le souvenir du frottement du couvercle de la boîte en carton quand on l’ouvre ffffffffrrrr à peine audible, la perception du frottement du couvercle sur les bords de la boîte autant que le presque silence qui l’accompagne fffffffrrrr, le bruit du frottement est-il encore un bruit ou bien est-il juste là pour signifier le frottement, la résistance des deux parois de carton l’une contre l’autre, la paroi interne du couvercle et celle, externe, de la boîte au fond de laquelle est posé le stylo sur une feuille pliée, le mode d’emploi taché, feuille courbée qui accueille le stylo comme un berceau avec, contre lui, la pipette pour le remplir.
Comment on écrit tout ça? Comment on va chercher les souvenirs et les réponses aux questions que les souvenirs génèrent? Non pas pour raconter l’histoire d’un homme mais bien celle d’un stylo, de son stylo à lui (acquis comment? acheté? offert?), a-t-il été importé, a-t-il été fabriqué en France puisqu’en 1926, Jules Isidore Fagard prit une licence Waterman pour la France y fabriquer des stylos? Ce stylo, il l’a depuis quand, avant ou après 1926? avant ou après 1963, date à laquelle, c’est la fille de Jules Isidore Fagard, Elsa Le Foyer qui dirige l’entreprise JIF-Waterman? Avant ou après la guerre?
Je reviendrai sur la date…
Pour écrire sur ce stylo, les souvenirs sont des inventions. Les manques de l’histoire sont des hypothèses racontées comme des certitudes. Ainsi, la vision d’une publicité dans un journal, une affiche qui fait de Waterman le stylo de la paix…
Lire d’abord avant, chercher avant d’écrire et utiliser pour cela la banque mondiale de données que constitue internet:
Google image bien sûr
• Partir d’une marque et de la spécificité du stylo, « plume rétractable »
• Commencer à chercher les images, trouver très vite des photos du stylo avec « ancien stylo plume » ou « vintage », ebay s’offre à nous en vendant des stylos aux enchères dont quelques Safety mais peu.
• Aller sur le site Waterman, y trouver l’histoire officielle
• ajouter une date dans les recherches, 1903 puis 1904 puis 1908
• Retrouver les brevets disponibles en ligne avec les schémas des stylos, le texte du brevet qui souligne à chaque fois la nouveauté apportée qui sera commercialisée
• Autre site: Gallica de la BNF qui permet d’accéder aux pubs dans la presse et les magazines, à quelques affiches mais aussi aux textes où l’on parle de Waterman…
C’est dans ces archives qu’on peut trouver les traces du désir d’écrire avec ce stylo-là à l’époque, celle de la première guerre mondiale durant laquelle les stylos-plumes avec réservoir vont se généraliser pour pouvoir donner des nouvelles aux familles sans avoir à tremper sa plume dans un réservoir d’encre, en sortant simplement le stylo d’une des poches de la vareuse
C’est ce que rapporte La Science et la vie de février 1920 qui consacre un long article au stylo-plume signé Étienne Gandillet: « Avec le porte-plume à réservoir, nous sommes loin de la plume d’oie » (p. 255-263):
avec le déclenchement de la Grande Guerre, écrit-il, « du jour au lendemain, ce petit outil pratique s’imposa, lorsque des millions d’hommes mobilisés se virent dans la nécessité de correspondre avec leurs familles, presque journellement, dans des conditions qui excluaient l’usage de la plume ordinaire et de l’encre, difficiles à se procurer et surtout à porter avec soi en campagne. La demande devint bientôt si considérable que l’importation n’y put suffire; alors l’industrie se développe rapidement » (p.257).
À propos des pubs Waterman, les recherches sur le Safety m’ont conduit à un article de George Kovalenko, [Pierced by a Waterman’s pen]. Percé par un stylo Waterman (américain). Connexion avec son propriétaire percé par une baïonnette (allemande). Kovalenko raconte une guerre aussi, mais une guerre commerciale dans laquelle les logos publicitaires sont déposés, ainsi, le globe, percé par un stylo Waterman.
Interdiction désormais aux concurrents de jouer de cette image. La marque déclinera cette idées d’un stylo qui traverse le monde. Dans le Carnet de la semaine du 31 mars 1918, il perce un oeuf: « Porte Plume Idéal Waterman. Le cadeau idéal de Pâques »
Percé à la baïonnette après avoir percé les lignes, percé après avoir posté des mots écrits au stylo Waterman et envoyés, jour après jour à l’aimée traversée d’inquiétude. Il reviendra à Pâques ou à la Trinité.
Mais l’avait-il le stylo, lorsqu’il était au front? L’avait-il lors de sa longue convalescence en bord de Méditerranée? Ou bien est-il arrivé le stylo après la blessure, après la guerre, après le retour au foyer et à l’usine?
En a-t-il appris l’existence dans l’Anti-boche_du 17 juin 1916, où il aurait pu lire « tandis qu’elle montait se coucher pour se remettre, Madame Dupont prenait son “Idéal Waterman” et moulait la lettre suivante_ » ou un peu plus tôt, dans l’Anti-boche déjà, du 29 janvier 1916: « Et tirant un Waterman de sa poche (car il avait un Waterman, s.v.p.), sur une belle feuille blanche, il allongea ces simples lignes:
_ « Mon vieux macaque_
_ Entre deux coups de feu, je t’écris, car je pense toujours à toi_ » (p.12)
Lisait-il l’Anti-boche ?
L’Ideal de Waterman, un stylo qui circule dans les tranchées, donc, qu’on porte sur soi, qui est présent dans les petites fictions des journaux du front, dans les pubs des journaux aussi
Ce stylo, quand est-il arrivé dans ses poches pour devenir un bijou de famille d’autant plus précieux que les mots qu’il a tracés étaient rares?
Ces questions se nourrissent des traces laissées sur le web, des indices qui y sont prélevées
Ainsi, un extrait de l’histoire de Waterman rédigée par Philippe H. Colombet-Meystre dans le du n° 1 du Stylographe (février 2002). Il note: « 1919, Lloyd George, Premier ministre britannique, signe le 28 Juin, le traité de Versailles avec un extraordinaire stylo d’or Waterman où un proverbe irlandais, porte-bonheur, est gravé. »
D’où l’affiche d’Eugène Ogé, « Porte Plume Ideal Waterman l’Arme de la Paix »
Ce Stylo Waterman qu’on le trouvera dans la presse française, après la guerre. Dans la Vie parisienne du 25 décembre 1920: 5 versions de l’Ideal de Waterman, écartés comme les cinq doigts de la main, avec ce message: « Le Cadeau Ideal pour Noël et le Jour de l’An », (Ideal traversant un globe stylisé). Parmi les 5 modèles, le Safety: « MODÈLE SAFETY. Se porte dans toutes les positions. Convient pour le voyage »
Les pubs sont nombreuses et pas seulement dans la presse bourgeoise. Dans la Revue Municipale, « 20000 mots sans prendre d’encre, avec la plume « IDÉAL WATERMAN », à réservoir d’encre. Indispensable aux entrepreneurs. Parfait et garanti. »
Avant-guerre, le Safety était aussi présenté comme un stylo idéal pour les femmes.
Dans Le Matin du 11 décembre 1908, sur une demi-page:
« L’IDÉAL WATERMAN s’impose à votre choix.
Pour Monsieur… Porte Plume Idéal Waterman « Modèle régulier » Le plus simple, le plus pratique
Pour Madame… Porte Plume Idéal Waterman Nouveau modèle “Safety” se portant dans toutes les positions.«
Aujourd’hui, la formule ne passerait pas. Pourtant, pas d’allusion grivoise dans Le Matin. Les femmes trimballent leur stylo dans leur sac.
Dans Femina du 15 février 1910: « Depuis que je me suis acheté un Waterman, il me semble que j’ai moins de paresse à écrire, la main vole sur le papier, et si moi, femme, – déjà – je ne peux plus m’en passer… je comprends pourquoi ces Messieurs tiennent tant à leur Idéal Waterman.
Je vous conseille, pour vous, le modèle _Safety, spécial pour dame, qui se porte dans le sac, et en toutes positions, c’est celui qui ne me quittera plus! » La rubrique « Promenade d’une parisienne » transformée en publicité pour stylo plume.
C’est dans Femina que j’apprends que la maison Waterman est au 6, rue de Hanovre à Paris, immeuble construit entre 1907 et 1908 dans le style Art nouveau. Sur la page wikipedia consacrée à l’immeuble rien ne fait allusion à la maison Waterman, même s’il est indiqué qu’il s’agit d’un immeuble de bureaux. Les photos de la devanture rénovée en 2010 et visible sur Google Maps laissent penser que l’immeuble est en accord avec ll’image de modernité que Waterman veut donner à ses stylos
L’immeuble est répertorié dans la base Mérimée, base de données sur le patrimoine architectural français du ministère de la Culture, sous la référence PA00086060.
On imagine « la parisienne de Femina » (c’est ainsi qu’est signée la « Promenade d’une parisienne ») entrer dans l’immeuble, prendre l’escalier en spirale inscrit au titre des monument historiques et pénétrer, à l’étage (lequel?) dans les bureaux de Waterman, entreprise encore américaine.
Avec tout ça, je n’ai toujours pas retrouvé la boîte. Les photos trouvées sur la toile en montrent plusieurs versions. Mon souvenir se trouble. Laquelle de ces boîtes contient le stylo ou plutôt quel était le modèle, celui avec Ideal qui traverse un globe ? celle avec simplement le nom de la marque, sur la même boîte étroite bleu marine?
Vu aussi un détail que je n’avais jamais perçu: Le trou qui est au centre de la plume des Safety est en forme de coeur.
Stylo Safety Waterman plume rétractable. Textes précédents:
Rétroliens : Stylo Safety Waterman plume rétractable 1908-4 – Tiers Livre, les ateliers en ligne