« Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit »
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1949
1 Un chapeau avec un éléphant dedans
Je suis gamin, je me dis que c’est mal dessiné mais il y a quand même un éléphant dedans
on peut dessiner des choses, on peut écrire des choses, on peut montrer les choses qu’on est seul à voir
J’ai montré mon chef-d’oeuvre aux grandes personnes et je leur ai demandé si mon dessin leur faisait peur
Pourquoi un chapeau ferait-il peur?
Et un serpent boa qui digère un éléphant, ça fait flipper, non?
Dessine-moi un mouton, au crayon, à la plume, au stylo
non pas celui-là il est très malade, celui-là a des cornes et des mamelles, c’est une bique, celui-là est trop vieux, etc.
C’est en voyant la caisse avec des trous – comme le chapeau qui montrait en coupe l’éléphant dans le boa – que j’ai compris ce que dessiner-écrire voulait dire. Le tout est de ne pas tout dire, de ne pas tout écrire
Ça, c’est la caisse, le mouton que tu veux est dedans…
La boîte,
Il faut que je retrouve la boîte
Elle est où c’te boîte?
Boîte bleu marine en carton avec dessus Waterman
non
avec dessus Waterman’s Ideal Fountain Pen
Ideal inscrit dans un globe stylisé
en anglais, pas d’accent sur le e
Dans la boîte il y a pliée et tachée d’une encre bleu marine, une feuille qui explique le fonctionnement du stylo, une pipette en verre avec une poire en caoutchouc, la poire est craquelée, sèche de plus d’un siècle passé dans la boîte, la pipette sert à remplir le réservoir du stylo
Le stylo sert à écrire
Dessine-moi un stylo avec lequel écrire
Voilà la boîte, carton usé mais résistant
Ton stylo est dans la boîte
C’est tout à fait le stylo que je cherchais
Dans sa boîte
Fragile et solide
Un stylo avec une plume rétractable et un réservoir qu’on remplit à la pipette
Un Waterman
J’en dirai plus plus tard au plan technique (il faut que je recherche, c’est pas un stylo ordinaire)
Là, ce qui compte c’est de retrouver la boîte avec le stylo dedans bordel
Putain j’l’ai mise où?
Ma soeur, déjà, elle a fait la remarque
C’est toi qui l’a le stylo?
Oui, c’est moi
Il est dans sa boîte
Il est là
Je-ne-sais-où
Stylo Waterman plume rétractable 1903
Ça veut rien dire pour toi
Mais
C’est le stylo de mon arrière-grand-père blessé à la guerre à la baïonnette
les mots blessent
les baïonnettes aussi
le stylo
dans la boîte, c’est son stylo, à lui, percé au flanc, à la baïonnette
C’est un Waterman
C’est tout
2
Histoire d’un stylo.
La compagnie Waterman a été créée en 1884. Elle est une des dernières encore en activité parmi les entreprises pionnières des stylo-plumes à réservoir (avec Parker, Sheaffer…).
En anglais: Fountain pen. Stylo-plume pour stylo-fontaine, fontaine je ne boirai plus de ton encre dans laquelle j’ai trempé ma plume. Un stylo fontaine pour s’y abreuver de mots qui désaltèrent tant que la plume ne sèche pas.
Après l’exposition universelle de Paris, 1900, la compagnie new yorkaise Waterman va entamer une politique commerciale agressive à l’échelle mondiale qui va notamment viser le marché français de l’écriture.
Le SAFETY: le premier stylo rétractable complètement anti-fuite d’encre. On trouve un Brevet « Safety Fountain Pen » déposé pour Waterman par F.Gilbert le 28 janvier 1902 sous le n° 692009. Il concerne le bouchon vissé.
1904, L’agrafe à stylo est inventée pour permettre d’attacher le stylo au rebord d’une poche. A partir de 1905, Waterman en équipe tous ses stylos.
Pour Waterman, le Safety est annoncé en juillet 1908 (même si certaines sources identifient son lancement en 1907) sur la base des modèles déposés par Francis C. Brown en deux temps: brevet déposé en 1898 (U.S. Patent n° 612 013) et en 1910 (U.S. Patent n° 949,752).
Un pas de vis hélicoïdale permet à la fois d’extraire la plume et de l’alimenter en encre. Quand elle est rentrée, la plume ne sèche pas puisqu’elle baigne dans l’encre.
Le Blog de GG917 précise que « les Waterman safety sont apparus en 1908, dans des versions avec un pas de vis sur le bouton à l’extrémité du stylo pour y visser le capuchon une fois le stylo ouvert. En 1911 le pas de vis sur le bouton disparait en même temps qu’un changement dans l’arrangement interne des pièces est aussi opéré: «l’hélice» devient la partie mobile du mécanisme alors que sur les premières versions elle était taillée sur la face interne sur corps. Dans ces premières versions la tige qui maintient la plume glissait sur un “rail” interne qui était actionné par le bouton. Une vue en éclate des deux versions est disponible sur le site de David Nishimura. Les safety resteront sous cette deuxième version jusqu’à leur retrait du catalogue en 1936.»
1908-1936, le Safety est mort jeune
Une publicité anglaise de 1908 mentionne:
« Primarily Designed for Ladies, Travellers, and Sportsmen, but far too good a pen to be thus restricted in its usefulness,
YOU,
for instance, might prefer this type to the regular style of Waterman’s Ideal. It differs in that it can be carried in any position – upside-down, right side-up, side-ways, end-ways – without leaking. »
Une affiche d’Eugène Ogé (1861-1936) mort donc l’année où le Safety était retiré du catalogue Waterman:
Porte Plume “Ideal” Waterman l’Arme de la Paix
le Soleil se lève, ses rayons balaient l’arrière-plan. Au centre de l’astre: 1919, Traité de Paix, le porte-plume dressé, appuyé sur la cuisse d’une femme en tunique, portant une coiffe de fleurs.
Le stylo dont l’encre trace la signature de la paix de la Der des Der.
Est-ce pour cela qu’il en a acheté un, ou qu’on le lui a offert mais alors qui? sa femme qui aurait vu une publicité en décembre 1914, autour de Noël, et qui aurait cassé ses économies ou porté un bijou au clou pour qu’il ait ce stylo dans son barda et qu’il envoie plus souvent de ses nouvelles, un stylo qu’elle aurait glissé dans un colis? est-ce lui qui l’a acheté, l’ancien enfant-loué dès l’âge de sept ans, devenu ouvrier à 17, percé à la baïonnette à 24? est-ce parce qu’il s’en est sorti malgré la blessure qui lui a ouvert le flanc qu’il a acheté ce stylo de bourgeois après la guerre, après ses longs mois de convalescence, pour avoir près de lui le stylo de la paix, pour pouvoir écrire la guerre plus tard?
On ne parle jamais de la boîte en carton bleu marine qui contient le Waterman’s Safety #42 ni de la pipette en verre à la poire de caoutchouc
Où je l’ai mise cette boîte?
Licence déposée par FC Brown: recopiée à partir du PDF, les mots restent liés, produisant une langue aux mots longs, aussi longs que l’histoire de toutes les histoires qui ont été écrites depuis avec des stylos Waterman Safety à plume rétractable et à bain d’encre, aussi longs que tous les mots qui sont sortis de ces stylos dans toutes les langues mis bout à bout…
949,752 Patented Feb.22 1910
F, C, BROWN. FOUNTAIN PEN, APPLICATION FILED JUNIE29,1908, INVENTOR
UNITEDSTATESPATENTOFFICE. FRANCIS C. BROWN, OF NEW YORK, N. Y.
EFOUNTAIN-PEN.
PatentedFeb.22,1910.
Toalwhomitmayconcern: TherearportionofthebalelbodyA is BeitknownthatI,FRANCISC.BROWN,a Screw-threadedinternalytoengageacor
949, 52.
SpecificationofLettersPatent. ApplicationfiledJune29,1908. SerialNo.440,791.
citizenoftheUnitedStates,andresidentof respondingexternalscrew-threadD upon60
NewBrighton,StatenIsland,intheborough alearbarelsectionD.Thissectionispref 5 andcountyofRichmond,cityandStateof erablyflushwiththemainportionAofthe NewYork,haveinventedcertainnewand barel,attherearofthescrew-threadID’.
usefulImprovementsinFountain-Pens,of In front of the Screw-thread Do the said whichthefollowingisaspecification. rearbarelsectionformsasleve D’pro
Myinventionrelatestofountainpensand videdwithalongitudinalslotorguideway65O particularlytothatclasinwhichprovisioni andfitedtightlyintothebarelbodyA.
ismadeforadvancingandretractingthe IntotheslotD extendsapinE projected nib. fromtherearendofthefeedbarE. This
Theobjectofmypresentinventionisto pinpasesthroughaspiralslotF ina70 simplifytheconstructionandtorenderit sleveF,whichItermthefeedslevesince stronger than heretofore, particularly in its function is to move the feed bar E and conjunctionwithanarrangementinwhich thenibcariedtherebyforwardorrearward aspiralisemployedforadvancingandre accordingtothedirectioninwhichsaid tr’actingthenib. sleveFisrotated. ThefedsleveFmay 75
Anotherfeatureofmyinventionrelates befitedintothesleveD substantialy 20 tothecoöperationofthecapwiththemech tight,yetnottightlyenoughtopreventrota
anismusedtoprojectorWithdrawthenib, tion. AtitsrearendthesleeveFisformed andathirdfeaturerelatestoanovelcoln WithashoulderFandwithareducedex
structionofthenib-caryingendofthefeed tensionorstemF whichprojectsthrough80
barinconjunctionwiththecorresponding andbeyondtherearbarelportionD,being 25 portionofthecap. guidedthereinadjacenttotheshoulderF.
Referenceistobehadtotheaccompany AnoperatingbuttonGisrigidlyconnected ingdrawingsinwhich— withthestemF bymeansofapinG’,the
Figure1isasideelevationwithpartsin outersurfaceofsaidbuttonbeingprefer85 sectionshowingoneformofmyinvention ablyroughenedormiled,asshowninFig.
30 withthecapinpositionontherearendof 2.ThebarelportionDischamberedatits thebarel;Fig.2showstheSamecon rearendtoreceivethewasherHmadefor
structionwiththecapinpositiononthe instanceofhardruberandasuitablepack frontendofthebarrelandthenibwith ingHmadeforinstanceofcork.Itwilbe90 drawn:Fig.3isaviewsimilartoFig.1 understoodthattheoperatorcangraspthe
35 ilustratingaslightlydiferentconstruction; buttonGandbyturningitinonedirection Fig.4isaseparateviewshowingthefor OrtheotherhewillcausethefeedbarEto
wardendofthenib-carryingfeedbar:Fig. bemovedforwardorrearwardrelativelv,to
5isacorrespondingfrontview;andFig.6thebarrelA.D. o 95
isadetaillongitudinalsectionshowingthe Thefrontendofthefedbarisprovided 40 rearendofthebarelconstructedasinFig. WithathickenedportionE°adaptedtoen 3inconjunctionwithaslightlydiferentcap. gagetheinsideofthebarelatonesideand
A indicatesthefrontportionorbodyof alsowithapinE arrangedtoengagethe
thebarelwhichhasareducedendA pref insideofthebarrelontheotherside. The 1.00
erablyscrew-threadedasatAtofitthein frontendofthefedbaristhusproperly 45 ternalscrew-threadBofthecapB.Thisguided.TwoelasticfedtonguesEEare capismadewithlongitudinalslitsB and projectedfromtheforwardendofthefeed
isofadiameterslightlylargerthanthebar barandtheseareadaptedtoreceivethenib rel,thefingersformedbytheslitsB’being betweenthem. Thelowerfaceofthetongue105 heldtogetherattheopenendofthecapby E isengagedbyabraceE providedatits
50 anelasticringB sothattheywilhugthe forwardendwithadepresionorseatE7 bareltightly. Atotherpointshowevera adaptedtobeengagedbythefreendofthe spaceintervenesbetweenthebarelandthe pinB. BetweenthebraceE andthelower cap,asshownclearlyinFigs.1,2and3. tongueE Imayinterposeaninkdistributer 1.0 Thecapisprovidedwithacentralinternal E ofthesamecharacterasdescribedinmy
55 plugB’fromwhichprojectsatthecenter patentNo.819719ofMay8,1906. apinB8. Fig.2showsclearlythatiftheoperator
AsshowninFig.6,Imayemployashort 55 capwithaninternalpinprojectingbeyond
itsopenend,insteadofthelongcapshown Witnesses:
FRANCIS C. BROWN.
inFigs.1,2and3. Thislongcapmaybe placedonthefrontendofthebarelwith FREDA. ISLEIN.
949,752
shouldattempttoprojectthenibJWhile outanydangerofinjuringthenibeven thecapisontheforwardendofthebarel, whenthepinisintheprojectedorWriting60 suchmovementwouldbestoppedbytheen position. ItwilbeseenthattheseatE7 gagementofthepinB withtheforward whichtheendofthepinBisadaptedtoen endofthebraceE sothatinjurytothenib gage,islocatedoutsideofthebarelwhen bycontactwiththecapisprevented. thepenisintheWritingposition. Thislo
IntheconstructionshowninFigs.1and cationoftheseatfarforwardenablesmeto65 2theoperatorturnsthebuttonGbyhand useacomparativelyshortpinB andthere toadvanceorretractthenib,andthecapB foreacomparativelyshortcap.
10isnotinstrumentalatalinmovingthefeed Thespecialconstructionbywhichthe bar. ThebuttonGhasanaxialperforation tubeDismaderemovabletogetherwiththe
orrecesG,sothatthepinB maybere rearbarelsectionDisofgreatadvantage70 ceivedthereininthepositionilustratedby asregardstakingthepenapart. Itwilbe Fig.1. InFigs.3and6Ihaveshowna obviousthatwiththisconstructionIamen
15 slightlydiferentconstructioninwhichthe abledwithoutthickeningthebarelbody capitselfisusedasameansforturning andwithoutweakeningit,toobtainanopen thefeedsleveFandthereforeadvancing ingattherearendofthebarelbody(after75 orretractingthenib. Forthispurposethe theremovaloftherearsection),whichhas button g connected by the pin (7 with the the full cross section of the bore of said
20 stemFandhavingtherecesg”toreceive body;therefore,whentherearsectionhas thepinB°,isprovidedwithareducedex beendetachedfromthebarelbody,theen ternalscrew-threadedportiong atitsrear tirerearsectiontogetherwiththefedbar80 end. This portion corresponds to the canberemoved,thenib-caryingportionof screw-threadA ofthebarrelbody,sothat thefedbarpassingoutreadilythroughthe
25 theinternalscrewthreadB ofthecapB openrearendofthebarelbody.
mayfittheScrewthreadatsaidreducedpor
tiongaswellasthescrewthreadofthe 1.Inafountainpen,abarel,afed-bar85 frontportionA’. Fig.3showsthecap movablethereinlengthwiseandhavingat screwedontherearendofthebuttongand itsfrontendanib-caryingportioncom
30 itwilbeunderstoodthatuntilthecapis prisingtwoSuperposedtonguesandabrace Screwed home it will not rotate the said engagingthelowertongue,saidbracehav buttonandthefeedsleeve. Assoonasthe ingarecesorseat,andacapprovidedwith90 capisscrewedhomeonthebuttong,these aninternalpintoengagesaidseat. twopartswilrotatetogether.Itwilalso 2.Inafountainpen,abarel,afeed-bar
35 beobviousthatinordertoretractthepen movablethereinlengthwiseandhavingat fromthepositionshowninFig.3thecap itsfrontendanib-caryingportionwhich andthefeedsleevewillberotatedinunison comprisesabraceforsupportingthenib,95 intheproperdirectionandwhenthismo andacapprovidedwithaninternalpin, tionofthefedslevereachesitslimit(de theendofwhichisadaptedtoengagesaid
40 terminedbytheengagementofthepinE brace.
withtheendoftheslotD),thenafurther 3.Inafountainpen,abarel,afed-bar rotationofthecapBinthesamedirection movablethereinlengthwiseandhavingat100 wilunscrewthecapsothatitmaybetrans itsfrontendanibcaryingportionpro ferredtothefrontendofthebarrel. Sini videdwithforwardlyextendedfedtongues
45 larlywiththisconstructionthenibcannot andaforwardlyextendedbracearrangedto beprojecteduntilthecaphasbeenremoved engageoneofsaidfedtonguesnearits fromthefrontendofthebarrel. Never Outerextremity,saidbracebeingfurther105 thelesthepinB wilactasaprotection providedwitharecesorseat,andacap againstcontactbetweenthenibandthecap providedwithaninternalpintoengage
50 inthesamemannerasdescribedaboveso saidbrace. thatanyacidentalturningofthebuttong InWitnesswhereofIhavehereuntoset
Whenthecapisinthepositionilustrated myhandinthepresenceoftwosubscribing10 byFig.2cannotinjurethenibinanyway. witnesses.
claim: JoHN LOTKA
3 Écrire à propos d’un stylo-plume sur un clavier d’ordi
Écrire sur ce qui sert à écrire sans s’en servir, écrire sur ce qui a servi si souvent, si longtemps, écrire sur un stylo précis, noir, en ébonite, à la plume rétractable, un stylo de famille comme on parle de bijoux de famille, dont la valeur vient des souvenirs qu’ils portent en eux, de l’histoire dont ils témoignent, objets valeureux d’avoir été portés, utilisés et conservés dans la famille, dans un tiroir, parfois sortis, regardés, parfois portés à nouveau ou fondus, parce que l’or se travaille encore et encore, tant qu’il reste dans la famille peu importe la forme
écrire sur ce stylo donc sans l’avoir sous les yeux, puisque je ne le retrouve pas, tout en ayant en tête très clairement son image, le souvenir de sa matière, de son poids dans les doigts, le point de blocage du capuchon quand on le revisse, le souvenir du frottement du couvercle de la boîte en carton quand on l’ouvre ffffffffrrrr à peine audible, la perception du frottement du couvercle sur les bords de la boîte autant que le presque silence qui l’accompagne fffffffrrrr, le bruit du frottement est-il encore un bruit ou bien est-il juste là pour signifier le frottement, la résistance des deux parois de carton l’une contre l’autre, la paroi interne du couvercle et celle, externe, de la boîte au fond de laquelle est posé le stylo sur une feuille pliée, le mode d’emploi taché, feuille courbée qui accueille le stylo comme un berceau avec, contre lui, la pipette pour le remplir.
Comment on écrit tout ça? Comment on va chercher les souvenirs et les réponses aux questions que les souvenirs génèrent? Non pas pour raconter l’histoire d’un homme mais bien celle d’un stylo, de son stylo à lui (acquis comment? acheté? offert?), a-t-il été importé, a-t-il été fabriqué en France puisqu’en 1926, Jules Isidore Fagard prit une licence Waterman pour y fabriquer des stylos? Ce stylo, il l’a depuis quand, avant ou après 1926?
Je reviendrai sur la date…
Pour écrire sur ce stylo, les souvenirs sont des inventions. Les manques de l’histoire sont des hypothèses racontées comme des certitudes. Ainsi, la vision d’une publicité dans un journal, une affiche qui fait de Waterman le stylo de la paix…
Lire d’abord avant, chercher avant d’écrire et utiliser pour cela la banque mondiale de données que constitue internet:
Google image bien sûr
• Partir d’une marque et de la spécificité du stylo, « plume rétractable »
• Commencer à chercher les images, trouver très vite des photos du stylo avec « ancien stylo plume » ou « vintage », ebay s’offre à nous en vendant des stylos aux enchères dont quelques Safety mais peu.
• Aller sur le site Waterman, y trouver l’histoire officielle
• ajouter une date dans les recherches, 1903 puis 1904 puis 1908
• Retrouver les brevets disponibles en ligne avec les schémas des stylos, le texte du brevet qui souligne à chaque fois la nouveauté apportée qui sera commercialisée
• Autre site: Gallica de la BNF qui permet d’accéder aux pubs dans la presse et les magazines, à quelques affiches mais aussi aux textes où l’on parle de Waterman…
C’est dans ces archives qu’on peut trouver les traces du désir d’écrire avec ce stylo-là à l’époque, celle de la première guerre mondiale durant laquelle les stylos-plumes avec réservoir vont se généraliser pour pouvoir donner des nouvelles aux familles sans avoir à tremper sa plume dans un réservoir d’encre, en sortant simplement le stylo d’une des poches de la vareuse
C’est ce que rapporte La Science et la vie de février 1920 qui consacre un long article au stylo-plume signé Étienne Gandillet: « Avec le porte-plume à réservoir, nous sommes loin de la plume d’oie » (p. 255-263):
avec le déclenchement de la Grande Guerre, écrit-il, « du jour au lendemain, ce petit outil pratique s’imposa, lorsque des millions d’hommes mobilisés se virent dans la nécessité de correspondre avec leurs familles, presque journellement, dans des conditions qui excluaient l’usage de la plume ordinaire et de l’encre, difficiles à se procurer et surtout à porter avec soi en campagne. La demande devint bientôt si considérable que l’importation n’y put suffire; alors l’industrie se développe rapidement » (p.257).
À propos des pubs Waterman, les recherches sur le Safety m’ont conduit à un article de George Kovalenko, Pierced by a Waterman’s pen.
Percé par un stylo Waterman (américain). Connexion avec son propriétaire percé par une baïonnette (allemande). Kovalenko raconte une guerre aussi, mais une guerre commerciale dans laquelle les logos publicitaires sont déposés, ainsi, le globe, percé par un stylo Waterman.
Interdiction désormais aux concurrents de jouer de cette image.
La marque déclinera cette idées d’un stylo qui traverse le monde.
Dans le Carnet de la semaine du 31 mars 1918, il perce un oeuf: « Porte Plume Idéal Waterman. Le cadeau idéal de Pâques »
Percé à la baïonnette après avoir percé les lignes, percé après avoir posté des mots écrits au stylo Waterman et envoyés, jour après jour à l’aimée traversée d’inquiétude. Il reviendra à Pâques ou à la Trinité.
Mais l’avait-il le stylo, lorsqu’il était au front? L’avait-il lors de sa longue convalescence en bord de Méditerranée? Ou bien est-il arrivé, le stylo, après la blessure, après la guerre, après le retour au foyer et à l’usine?
En a-t-il appris l’existence dans l’Anti-boche du 17 juin 1916, où il aurait pu lire « tandis qu’elle montait se coucher pour se remettre, Madame Dupont prenait son “Idéal Waterman” et moulait la lettre suivante » ou un peu plus tôt, dans l’Anti-boche déjà, du 29 janvier 1916: « Et tirant un Waterman de sa poche (car il avait un Waterman, s.v.p.), sur une belle feuille blanche, il allongea ces simples lignes:
_ « Mon vieux macaque
_ Entre deux coups de feu, je t’écris, car je pense toujours à toi » (p.12)
Lisait-il l’Anti-boche ?
L’Ideal de Waterman, un stylo qui circule dans les tranchées, donc, qu’on porte sur soi, qui est présent dans les petites fictions des journaux du front, dans les pubs des journaux quotidiens aussi
Ce stylo, quand est-il arrivé dans ses poches pour devenir un bijou de famille d’autant plus précieux que les mots qu’il a tracés ont été rares?
Ces questions se nourrissent des traces laissées sur le web, des indices qui y sont prélevées
Ainsi, un extrait de l’histoire de Waterman rédigée par Philippe H. Colombet-Meystre dans le du n° 1 du Stylographe (février 2002). Il note: « 1919, Lloyd George, Premier ministre britannique, signe le 28 Juin, le traité de Versailles avec un extraordinaire stylo d’or Waterman où un proverbe irlandais, porte-bonheur, est gravé. »
D’où l’affiche d’Eugène Ogé, « Porte Plume Ideal Waterman l’Arme de la Paix »
Ce Stylo Waterman qu’on retrouvera dans la presse française, après la guerre. Dans la Vie parisienne du 25 décembre 1920:
5 versions de l’Ideal de Waterman, écartés comme les cinq doigts de la main, avec ce message: « Le Cadeau Ideal pour Noël et le Jour de l’An », (Ideal traversant un globe stylisé). Parmi les 5 modèles, le Safety:
« MODÈLE SAFETY. Se porte dans toutes les positions. Convient pour le voyage »
Les pubs sont nombreuses et pas seulement dans la presse bourgeoise.
Dans la Revue Municipale, « 20000 mots sans prendre d’encre, avec la plume « IDÉAL WATERMAN », à réservoir d’encre. Indispensable aux entrepreneurs. Parfait et garanti. »
Avant-guerre, le Safety était aussi présenté comme un stylo idéal pour les femmes.
Dans Le Matin du 11 décembre 1908, sur une demi-page:
« L’IDÉAL WATERMAN s’impose à votre choix.
Pour Monsieur… Porte Plume Idéal Waterman « Modèle régulier » Le plus simple, le plus pratique
Pour Madame… Porte Plume Idéal Waterman Nouveau modèle “Safety” se portant dans toutes les positions.«
Aujourd’hui, la formule ne passerait pas. Pourtant, pas d’allusion grivoise dans Le Matin. Les femmes trimballent leur stylo dans leur sac.
Dans Femina du 15 février 1910: « Depuis que je me suis acheté un Waterman, il me semble que j’ai moins de paresse à écrire, la main vole sur le papier, et si moi, femme, – déjà – je ne peux plus m’en passer… je comprends pourquoi ces Messieurs tiennent tant à leur Idéal Waterman.
Je vous conseille, pour vous, le modèle Safety, spécial pour dame, qui se porte dans le sac, et en toutes positions, c’est celui qui ne me quittera plus! » La rubrique « Promenade d’une parisienne » transformée en publicité pour stylo plume.
C’est dans Femina que j’apprends que la maison Waterman est au 6, rue de Hanovre à Paris, immeuble construit entre 1907 et 1908 dans le style Art nouveau. Sur la page wikipedia consacrée à l’immeuble rien ne fait allusion à la maison Waterman, même s’il est indiqué qu’il s’agit d’un immeuble de bureaux. Les photos de la devanture rénovée en 2010 et visible sur Google Maps laissent penser que l’immeuble est en accord avec l’image de modernité que Waterman veut donner à ses stylos
L’immeuble est répertorié dans la base Mérimée, base de données sur le patrimoine architectural français du ministère de la Culture, sous la référence PA00086060.
On imagine « la parisienne de Femina » (c’est ainsi qu’est signée la « Promenade d’une parisienne ») entrer dans l’immeuble au début de l’année 1910, prendre l’escalier en spirale inscrit au titre des monument historiques et pénétrer, à l’étage (lequel?) dans les bureaux de Waterman, entreprise encore américaine.
Avec tout ça, je n’ai toujours pas retrouvé la boîte. Les photos trouvées sur la toile en montrent plusieurs versions. Mon souvenir se trouble. Laquelle de ces boîtes contient le stylo ou plutôt quel en était le modèle, avec Ideal qui traverse un globe ? ou simplement le nom de la marque, sur la même boîte étroite bleu marine?
Vu aussi un détail que je n’avais jamais perçu: Le trou qui est au centre de la plume des Safety est en forme de coeur.
4 Attendre un jour au moins pour revenir au stylo contenu dans la boîte.
En attendant, se concentrer sur le stylo.
Quand on écrit, on se préoccupe peu de savoir ce qu’il y a à l’intérieur du stylo, du moment que l’encre coule comme le sang de la plaie et que l’on peut arrêter son écoulement simplement en vissant d’un demi-tour pour que rentre la plume dans le stylo et cesse l’écoulement de l’encre. Si c’était aussi simple d’arrêter le sang d’un demi-tour de vis sur une blessure faite à la baïonnette à travers le flanc, on peux visser quoi dans une plaie si large d’où l’air s’échappe avec le sang qui coule?
Tu vois où ça mène d’écrire sur un stylo, sur l’écoulement de l’encre? Ça te ramène aux corps blessés, mourants, couverts de mouches, pas les mêmes, les mouches, selon l’heure de la blessure, l’heure de la mort que l’on consignera approximativement sur un registre après avoir ramassé et identifié les corps.
Est-ce que le médecin-major note sur son registre l’identité et l’heure de la mort des morts avec un Waterman Safety? « 20000 mots sans prendre d’encre, avec la plume « IDÉAL WATERMAN », à réservoir d’encre », 20000 mots, 20000 morts? Tombeaux pour 500000 soldats, il l’a écrit comment Guyotat, au stylo-plume? Au Waterman? À la Remington? Une Remington aux touches bordeaux ou une Royal Safari, comme Bob Dylan?
Revenons au Safety, une fois que tu as dévissé le capuchon, une fois que tu as tourné d’un demi-tour de vis à partir de la molette à la base du stylo et que la plume est sortie, une fois que l’encre se met à tracer les mots qui jusque-là étaient en toi, tue te contrefiches de savoir comment est fait le stylo.
Et pourtant, « à propos de nʼimporte quoi non seulement tout nʼest pas dit, mais à peu près tout reste à dire » rappelle Ponge dans son introduction au galet, 1933.
On se contrefiche de ce qu’il y a dans un stylo qui fonctionne, dont l’encre arrive régulièrement, qu’il suffit de recharger…
Alors que tout reste à en dire:
Comment sont alignées les figures sur les brevet déposés par FC Brown pour Waterman en 1898 puis en 1910, de quoi est composé le stylo, comment est faite l’hélice qui à la fois permet de rentrer et sortir la plume et de l’alimenter en encre…
La Science et la vie, en 1920 avait réalisé l’autopsie pour nous, pour que l’on sache ce qui a permis aux soldats morts comme aux survivants, estropiés, gueules cassées, grands blessés de guerre comme aux chanceux revenus sans atteinte au corps mais le coeur touché, pour que l’on comprenne ce qui a permis à tous ces hommes d’écrire aux aimés, pour rassurer, pour dire leurs colères, leurs joies, leurs espoirs, leurs peurs, et la peur terrible, celle d’écrire la dernière lettre, celle de ne pas pouvoir lire la prochaine, la grande peur de se savoir épinglé ici à jamais, sur la carte où ne serait plus marqué que d’une croix tracée au stylo-plume l’endroit de la dernière bataille avant le dernier souffle.
Tu vois où ça conduit un stylo, on est reparti comme en 14-15-16-17-18…
Alors, La Science et la vie, en 1920, après la boucherie, autopsie le Safety.
Le stylo est démonté sur un schéma pleine page (p.256). Mis à nu, mis à jour:
« LES DIVERSES PIÈCES COMPOSANT UN PORTE-PLUME “SAFETY MÉTÉORE”
A le porte-plume monté; la plume d’or, seule, manque; B, dispositif intérieur du porte-plume; 1, tube-réservoir; 2 capuchon; 3, raccord; 4, propulseur; 5, liège dans lequel passe le propulseur, à frottement lent; 6, spirale; 7 et 8, tige portant la plume; 9, ergot se posant sur la tige et passant par la spirale; 10, le porte-plume dont la plume est rentrée dans le tube»
Tout cela est bien plus simple que la description qui est faite sur les brevets, avec les figures de coupe, le détail de chaque pièce, vue de face, de profil, de dessus. Justesse et froideur du dessin industriel. La Science et la Vie vulgarise, popularise, elle rend compréhensible le fonctionnement du stylo que tu as en main. Tu peux le démonter à ton tour, voir ce qu’il y a à l’intérieur. Ce ne sont pas des mots qui baignent dans l’encre, mais des pièces usinées avec précision.
La Science et la vie souligne que « la fabrication de ce modèle est particulièrement compliquée; il se compose en effet de huit pièces différentes: réservoir, raccord, propulseur, liège, spirale, tige portant la plume, conduit et capuchon. Toutes ces pièces, de dimensions relativement minimes, sont établies avec précision et calibrées au dixième de millimètre.
Le réservoir est un tube, toujours pris dans du bâton d’ébonite, qui est ensuite foré à un diamètre déterminé de bout en bout. Il est ensuite pratiqué un second forage d’environ un millimètre et demi, supérieur au diamètre précédent et qui s’arrête à environ un millimètre de la partie supérieure du réservoir. Le collet ainsi formé permettra la butée de la pièce qui tient la plume.
Le raccord est fabriqué de la même manière que la “section”, sauf en ce qui concerne le forage, qui est de deux diamètres différents. Dans le plus grand espace se place un liège perforé qui facilitera la manoeuvre à frottement lisse du propulseur et fera joint étanche. Le propulseur est la pièce placée à la base du porte-plume qui sert à la manoeuvre de la montée ou de la descente de la plume. Relié à la spirale, il tourne à l’intérieur du raccord, duquel il n’est séparé que par le liège dont nous venons de parler.
La spirale est un tube fileté d’une rainure à très grand pas, à l’intérieur de laquelle est logée la tige portant la plume; cette tige est munie, à sa base, d’un ergot en ébonite qui s’encastre dans la rainure de la spirale. Il s’ensuit qu’en tournant le propulseur de gauche à droite, la spirale se déplace dans le même sens et l’ergot, engagé dans le pas de vis, suit le mouvement de celui-ci et par conséquent, monte et entraîne avec lui la plume fixée à son extrémité; en fin de course, celle-ci est sortie du tube réservoir. L’opération inverse fait rentrer la plume et permet ainsi de visser le capuchon sur le réservoir et de l’obturer parfaitement.
Tel est le modèle dénommé Safety par les Anglais et qui, bien que beaucoup plus compliqué que les autres systèmes et contenant une plus petite provision d’encre, semble être le plus en faveur jusqu’à nouvel ordre. »
Fallait-il qu’un tel stylo soit encore perçu comme une prouesse technologique en 1920… Qui pouvait lire ça attentivement? Qui pouvait s’intéresser à la constitution d’un stylo-réservoir? Et qui publierait, aujourd’hui, un article de neuf pages sur le stylo? Qui le lirait dans toute l’aridité de ces descriptions et précisions techniques? La Science et la Vie l’a fait, décrivant une technologie qui permet d’alimenter la vie par les mots. On y apprend aussi, au détour d’une phrase que le Safety est sans doute l’un des plus vendus au sortir de la guerre.
Outre la normalisation technologique qui va banaliser l’usage du stylo-plume, il a fallu faire en sorte que la plume ne rouille pas, il a fallu « la plume d’or inoxydable, à pointe d’iridium pour que le porte-plume réservoir devînt l’instrument réellement pratique et indispensable que nous avons aujourd’hui. »
La poésie de la technologie nous emporte à l’intérieur du stylo. On y suit l’encre, on devient encre, on remonte le pas de vis hélicoïdal, on traverse le conduit qui nous mène à la plume et on se laisse couler à sa pointe sur la page, le corps est devenu liquide, on n’est plus que fluide devenu mot, on se suspend avant de se fluidifier encore au mot suivant on saute légèrement avant de devenir ponctuation point on plonge à la ligne et on poursuit le devenir mots après avoir été changé en encre
5 Ça, c’est la boîte, le stylo que tu veux est dedans.
La boîte est posée sur le bureau, au centre.
Le stylo y repose sur une feuille pliée tachée d’encre bleue.
L’encre est depuis longtemps sèche sur la feuille dans la boîte, tachée et repliée avec soin pour y recevoir le stylo
Une poire est posée à côté du stylo, une poire de caoutchouc raccordée à une courte pipette.
Le caoutchouc de la poire qui permet de remplir le corps du stylo est sec, craquelé d’être là depuis un siècle. Ou un peu moins. Ils forment un vieux couple qui a passé l’essentiel de sa vie dans le noir de la boîte en carton.
Je n’ai rien inventé.
Qu’y avait-il écrit sur la boîte? De quelle couleur était-elle?
Je n’ai rien inventé
Je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai ouverte, je l’ai reposée ouverte.
J’ai vu le stylo et la pipette et la feuille tachée
Le stylo, je l’ai vu aussi clairement que quand la boîte était fermée devant moi.
C’était exactement le stylo que je voulais.
Ça n’est pas que j’en voulais un comme ça.
Je voulais celui-ci. Précisément:
Celui qui a tracé une vie sur une feuille A4 recto-verso. Et qui a résumé cette vie sur une feuille plus petite de format A5 mais au stylo-bille.
Je voulais ce stylo qui a raconté toute une longue vie sur une feuille de papier A4, datée du 6 octobre 1976, en 91 lignes dont 75 consacrées à une période de moins de trois ans (10 octobre 1912-20 juillet 1915).
Le stylo est rarement sorti de sa boîte. Il a écrit peu de mots. Ceux qu’il a tracés étaient essentiels. Ceux à qui ils s’adressaient étaient importants.
Le stylo, il ne l’avait pas au combat. La boîte n’aurait pas été en si bon état. Le carton aurait été écrasé, déchiré, mouillé. Il l’a eu forcément après.
Peut-être que c’est elle qui le lui a apporté à Cette où il a été évacué après que la baïonnette l’a traversé. Elle a eu tellement peur pour lui.
Pour acheter le stylo, elle a porté au clou un bijou . 88 francs franco de port. Vingt jours de travail quand tu gagnes quatre francs cinquante par jour. Elle a vu la publicité dans le Monde illustré. En vente chez Kirby, Beard & C° Ld, 5, rue Auber, Paris. Franco de port. Elle l’a commandé. À coté de la réclame pour le stylo, il y en avait une autre pour le Vin de Vial au quina, viande, facto-phosphate de chaux. « Blessés! Anémiés! FORCE SANTÉ VIGUEUR vous seront rendus ». Il y a longtemps qu’elle voyait des réclames pour le Vin de Vial. Chez elle, il y en avait toujours une bouteille à côté de la petite fiole d’alcool de menthe de Ricqlès – « Médaille de l’exposition de Lyon (1872) Elixir suprême pour la digestion, les maux d’estomac, les nerfs, etc. – Avec quelques gouttes de ce cordial puissant, dans un verre d’eau sucrée, bien fraîche, on obtient une boisson calmante, agréable, saine, rafraîchissante et peu coûteuse. En flacons et demi-flacons portant le cachet et la signature de H. de Ricqlès, cours d’Herbouville, 9, Lyon. Se méfier des imitations » (Il avait un demi-flacon d’alcool de menthe sur lui. L’habitude. L’alcool de menthe, c’est bon pour tout. 80°, pure, ça pique un peu mais ça donne un coup de fouet. Pour monter à l’assaut, il en a pris trois gouttes. Langue en feu. Il a replacé le flacon dans sa poche et il est parti en courant vers la tranchée allemande. Après avoir été, lui, percé par une baïonnette allemande, après que les secours se sont retirés sans le ramasser, trop gravement blessé, laissé à mourir plutôt que laissé pour mort, il s’est versé de l’alcool de menthe Ricqlès sur la plaie ouverte d’où sortaient le sang et le souffle, pour ne pas perdre connaissance, la douleur de quelques gouttes sur la chair était telle que tout son corps s’agitait, il fallait qu’on le ramasse, la nuit était tombée, il pensait à elle, mais elle ne le savait pas, elle qui viendrait le retrouver quelques mois plus tard à Cette avec dans son sac un stylo). Dans le Monde illustré, la juxtaposition des réclames qu’on parcourt distraitement oriente les habitudes et remplit les placards:Vin de Vial, Rhum Chauvet, Source Badoit, Graine de lin Tarin, Après le repas un verre de Bénédictine, alcool de menthe de Ricqlès. Des messages simples qui guident les usages en cas de fatigue ou de constipation. Le médecin, c’est pour quand on va mourir.
Avant de commander le stylo, elle a regardé longtemps les deux publicités. Elle les a découpées et punaisées au dessus du buffet, à côté du calendrier des PTT. Vin de Vial qui promet force, santé, vigueur à deux soldats blessés, Vin de Vial, le plus puissant des fortifiants, le meilleur des toniques, en vis-à-vis de « Porte-Plume Ideal Waterman », qui montre en gros plan deux plumes tête-bêche, sur lesquels était écrit Waterman’s IDEAL New York. Au centre de chaque plume à la base de la ligne où arrive l’encre, un coeur. Deux plumes, deux coeurs. Le sien, celui de son Pierre.
Elle a regardé longtemps les deux publicités punaisées à côté du calendrier des Postes et des Télégraphes, 1915, « Farandole », un homme et une femme se regardent, se tiennent par la main, dansent, joyeux. Elle a pensé à son Pierre. Elle a commandé le stylo.Quand le stylo est arrivé, elle a pris le train, de Firminy à Saint-Etienne puis de Saint-Etienne à Lyon. A Lyon, elle a attendu le Paris-Marseille. Elle a changé à Avignon jusqu’à Montpellier où elle a pris l’omnibus jusqu’à Cette. À Cette, elle a marché de la gare à l’hôpital. Dans son sac, il y a emballée dans un papier doré une boîte de carton bleu marine et une bouteille achetée à la pharmacie avant de partir, en diagonale sur l’étiquette,Vin de Vial.
À Cette, elle a vu son Pierre et elle a vu la mer.
La boîte en carton il l’a reçue à l’hôpital. C’est pour cela qu’elle est restée en bon état.
À l’hôpital, on peut la glisser dans le tiroir et ne la sortir que pour écrire, ou alors simplement la prendre sur soi, lire Waterman en lettres dorées, l’ouvrir, regarder le stylo, le prendre, ouvrir le capuchon, visser et dévisser la molette au cul du stylo, regarder la plume sortir et entrer, poser la boîte sur la table de nuit tout le temps de l’éveil, la mettre dans le tiroir pour la nuit, faire au matin ce premier geste, ouvrir le tiroir, la prendre, la regarder, la poser sur la table de nuit et l’avoir là, la savoir là et se mettre en attente des mots à envoyer à l’aimée. Posée sur la table de nuit de l’hôpital de Cette, la boîte protège les mots à venir.
Je n’ai rien inventé.
La boîte est devant moi. Je la regarde. Le stylo d’une vie est dedans. Une vie écrite sur une feuille A4 en 91 lignes. Ces lignes écrites avec un Waterman Safety, se terminent sur le moment du corps percé d’une baïonnette: « c’est à 5 mètres environs de la tranchées allemande que je suis grièvement blessés, c’est le 20 juillet 1915, il est 2h20, j’ai restait entre les lignes jusqu’à minuit. C’est un officier du 30 BCA qui m’a fait évacué au poste de seoin. »
Je n’ai rien inventé.
Tout est dans la boîte.
je suis sidérée et heureuse de vous avoir lu. C’est tellement beau, précis, intéressant, complet, émouvant . Quelle description du stylo et quelle histoire, celle de Pierre et sa femme. Merci beaucoup.
Merci Simone, votre commentaire me touche
Quel texte ! Incroyable cheminement qui embarque le lecteur au milieu de la recherche-même de ce dont il est question, au milieu de dialogues , souvenirs, questions, et une histoire d’une autre époque s’écrit. J’ai été éblouie. Merci et aussi pour la richesse des informations.
merci Anne
Fantastique
Merci
Époustouflant !
Merci