Souvenances

Ce soir, en rentrant de l’agence, pendant qu’il se retournait pour fermer sur la rue et sa journée la porte de la vieille maison, la faible sonnerie de la pendule du salon, tremblotant comme une voix de vieillarde, s’est glissée à travers les battants entrouverts sur le hall, et lorsqu’il les a poussés sont venus à lui ses yeux hésitant entre salut joyeux et supplique au dessus de la grande bouche souriante auxquels il a répondu, un peu mécaniquement sans doute, d’un étirement des lèvres et comme elle se levait en lui demandant si sa journée avait été bonne et lui proposant un whisky, il a répliqué «je préfère» et en s’éloignant vers la cuisine, le réfrigérateur, une canette de bière, a jeté, lui tournant le dos, la même question rituelle, constatant avec un début d’agacement en revenant s’asseoir – s’appliquant à passer ses jambes par dessus l’accotoir du fauteuil pour montrer que, oui, ils restaient jeunes – qu’elle lui répondait réellement, qu’il semblait qu’elle attendait depuis des heures cette interrogation, qu’en outre – et là il s’est concentré sur un coin du tapis pour écouter sans la gêner – qu’en outre – il lui avait fallu une minute pour le réaliser – ce n’était pas pour meubler la distance entre eux, alors oui il l’a écoutée, en hochant de temps à autre la tête pour affirmer son attention sans briser ses phrases, dire, avec des petites incises, des modulations timides, des moments ou par contre la voix se faisait énergique, qu’elle ne pouvait supporter de retourner là-bas, qu’elle avait d’ailleurs – et là il y avait un soupçon d’enthousiasme qui la rajeunissait – envisagé, non en fait décidé, d’accepter la proposition de, il savait bien, cette amie d’autrefois, celle qui avait une petite boutique de modes à côté de la place du marché, et qu’elle allait travailler avec elle, vendre et puis peut-être, on verrait, un ton plus bas, elle avait abandonné ces deux dernières années parce que – il lui a coupé la parole, oui, il comprenait, elle n’avait pas le choix, les soins à donner – bien sûr cela ne lui avait pas manqué, mais c’était un besoin maintenant, changer de ville et si possible, si elle en était capable et puis si ça marchait, recommencer à créer, oh ce n’était pas extraordinaire ce qu’elle faisait mais elle aimait cela et ça pourrait à nouveau marcher, alors voilà elle devait s’installer, et – bien sûr, là il l’a devancée, il n’était pas question qu’elle cherche un toit, cette maison c’était à elle comme à lui – il y avait, s’il le voulait bien, la petite maison au bout du jardin, mais – il est intervenu à nouveau, très vite, pour affirmer son accord, même s’il avait senti le recul en lui comme après un coup de feu – et pendant qu’elle continuait à parler, réveillant avec précaution puis attendrissement le passé, il regardait le pan de mur, au delà de la haie que son esprit gommait – comme les années qui les séparaient du temps où c’était son minuscule domaine – les plantes grimpantes et contre elles, au milieu des fleurs et des feuilles sa merveilleuse femme, si gaie, si jeune, un peu folle et charmante, celle qui était partie un jour.

image © Brigitte Célérier – Avignon

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

2 commentaires à propos de “Souvenances”

  1. Tu es si mauvais juge, Brigitte, pour tes propres textes mais si essentielle quand tu lis les nôtres. J’adore ce récit. Comme tous tes recits, on est happé et souvent on a l’impression qu’on n’a pas eu assez de tes personnages si vivants, envoûtants de ta façon personnelle de les poser devant nos yeux. Merci. Il y a un bout qui manque au début au niveau du hall. Merci. Encore.