Je l’ai vu une seule fois. C’était chez mon amie Sylvie. Un appartement modeste dont les murs étaient tapissés de livres de poche bien souvent écornés. C’était petit, moche, encombré d’objets inutiles, de petites « boîtes à tout » et de coupelles poussiéreuses dans lesquelles s’accumulaient élastiques, trombones plus ou moins rouillés, piles déchargées sans doute, listes de courses inutiles, le reste d’un crayon noir en attente du taille crayon qui ne viendrait jamais…. Mais ça sentait l’imaginaire sur toutes les étagères. Nous étions adolescentes, pétillantes et du décor, on s’en foutait. Moi je filais tout droit vers un avenir sans inquiétude. Il était assis dans un vieux fauteuil club quelque peu défoncé, je le sais parce que je m’y étais souvent vautrée. Les pieds chaussés de charentaises qui avaient fait leur temps. Ses talons reposaient sur deux Larousse superposés qui faisaient office de repose-pieds. Il était vêtu d’une robe de chambre de laine brun gris, peluchée sur les flancs. Il ne m’a pas vue tout de suite. Je le sais parce qu’il a essuyé ses lunettes et qu’il regardait justement les effets de son souffle sur la transparence des verres. Verres épais double foyer comme ceux de Maurice Clavel. Il a chaussé ses lunettes. Ses yeux étaient diminués par l’épaisseur du foyer, des petites billes rondes qui cherchaient l’horizon. Son expression accentuait l’accent circonflexe des sourcils. Je l’ai regardé intimidée car au fond, il m’en imposait. Sylvie m’a présentée à ce grand-père qu’elle aimait tant. Il m’a souri et a demandé confirmation si c’était bien moi l’amie de Sylvie. Il parlait fort. Parce qu’il entendait mal. Deux imposantes prothèses brunes étaient accrochées derrière ses pavillons. Je trouvais ses oreilles immenses bien plus grandes que les miennes. C’est drôle cette impression que la vieillesse agrandit les oreilles… Quelques mèches blanches, rares et mal rangées tapissaient une petite surface de son crâne. J’avais vu des photographies de lui jeune, résistant, au maquis avec ses compagnons. Lui, si chevelu, si brun, si fier et superbe sur les photos. Lui aujourd’hui avachi, fatigué. Je l’avais pensé jeune premier héroïque, une sorte de Gérard Philippe sur une colline déserte, fusil en bandoulière et je me me trouvais face à un vieux bonhomme de rien du tout . Il m’a demandé ce que je lisais, les auteurs que j’aimais. Il disait qu’aujourd’hui il avait bien du mal à lire. Sa vue, la fatigue. Le sommeil l’emportait sur son avidité et sa curiosité. Les lettres s’embrouillaient. Il saturait visiblement. Il n’a pas parlé de la guerre, pas parlé de sa femme déportée à Drancy puis exterminée à Auschwitz. Je le sais parce que Sylvie m’a raconté. Dans ce modeste appartement, ce jour-là, pour la première fois peut-être, j’ai été confrontée à la possibilité de la mort, de ma mort. J’ai pris conscience que nous naissions mortels. Ce sentiment m’a traversée profondément comme une fulgurante évidence. J’ai gagné alors un peu de l’âge adulte. Je le sais mais je n’ai jamais pu en parler à Sylvie.