SOLS GONDOLANTS

SOLS GONDOLANTS 

Le sol, dit-on, de cet appartement-là, était autrefois, avant que nous fassions les travaux, de la terre battue. Tout est à refaire,  j’ai 6 ans, on est en 1983, le sol a été pilonné, battu, bétonné, par Benoît et mon papa,  Benoît est très grand, et très gros, il est l’ogre de notre enfance, il nous fait peur, il nous fait rire,   ses grosses pattes travailleuses et son rire font  vibrer le sol ; mon papa a les cheveux longs, il est mince, il a les yeux noirs, les mains calleuses et blanchies des menuisiers. Ici, avant c’était un atelier de couture, tout est haut de plafond, après le nid d’oiseau que nous avions habité, je trouve que ce nouvel appartement est gigantesque et somptueux. Ils ont tout construit,  Benoît, mon papa, et les hommes, ils ont posé  de grandes tommettes orange dans le salon et dans la cuisine, du parquet dans les chambres, du carrelage blanc dans la salle de bains.  Sur les tommettes du salon, de 16h30 à 19h30, c’est là que je ferais mes devoirs, allongée avec la télé allumée,   le programme c’est chaque soir, récré A2, Santa Barbara, les play-mates du Collaro Show. Au bout de mes pieds, il y a un fauteuil et son pouf, et dans le fauteuil, papa qui regarde Starsky et Hutch, il est le maître du salon grâce à sa télécommande, et collée au radiateur, il y a maman  qui a tout le temps froid. Nous vivons au milieu de la rue, tout le monde peut nous voir, sur notre piano décati, il y a la photo d’un jeune black, Jimmy, il a un radio-cassette à l’oreille, il porte une casquette a l’envers, il fait du Smurf  sur le trottoir de l’impasse (mon père le surnomme Smurfy). Grâce à Jimmy et à cette photo,  Paris devient le Bronx, on est en 1987, j’ai 10 ans, il en a 14,  on est copains,  voisins, presque amoureux, (c’est pour lui que je saute sur le matelas en montrant ma culotte),  après les arabesques au sol, il deviendra boxeur, moi écrivain.  En 1989, un mur s’écroule, mais nous on s’en fout, on a 12 ans, on fait tomber des chips sur les tommettes, on fait du Moonwalk sur Billy Jean, on danse un slow sur Purple Rain (faut bien choisir son cavalier, les gars, le slow dure 14 minutes ), on fait des tours de langue sur Etienne Etienne, c’est chez moi les premières boums sans les parents,   sur une photo, j’ai les bras en l’air, je rigole et je ne suis pas épilée. En 1991, j’ai 14 ans,  les tommettes ont  reçu trop d’assiettes et d’éclats de miroirs, avec ma mère et ma petite soeur, on dort sur des matelas au sol chez les cousines, avant de partir habiter dans un autre appartement ( un couloir, 3 chambres, une punition),  mais j’ai bientôt 16 ans,  je n’y passe  qu’en touriste, j’ai du Roller à faire au Trocadero, des glissades  dans les couloirs des métros, des maisons à squatter…  En 1999, je récupère l’appartement d’une cousine, j’ai 22 ans,   il est beau et lumineux, sur les trottoirs du 19eme arrondissement, les camés au crack rampent, moi je vis avec un bricoleur, nous passons notre temps  à mélanger des pigments à l’enduit avec pour but de faire les murs les plus beaux du monde, ils sont beaux, c’est vrai, nos murs peints à l’enduit, beaux mais inachevés, comme cette histoire d’amour, qui finit avec des assiettes lancées, et des éclats de miroirs (une sorte d’habitude), une mercedes démolie, le pied au plancher, il filait, toujours trop vite, toujours trop alcoolisé. La nouveauté de ma vie sera de dormir près du sol, avec lui, le fou de Mercedes, on a récupéré un futon, je le garderai, je le poserai sur le prochain parquet,  celui d’un deux-pièces dans le 20eme arrondissement, où je regarderai naître 4 petits chats,  il y aura des fuites d’eau, le parquet gondolera,  j’ai 24 ans, je dois trouver chaque mois 600 euros pour fouler 30 mètres  carré de surface au sol – d’autres sols viendront. Ça sera du bois, ça sera à Paris, ça  sera toujours un défi de trouver de quoi le payer, ce sol, cette surface au sol, ces longues lattes de bois gondolantes, comme gondole l’enfance…  

A propos de Jalie Barcilon

En 2008, Jalie Barcilon, autrice-metteure en scène, reçoit le Prix Beaumarchais-Théâtre Ouvert pour sa pièce Art’Catastrophe. En 2011, elle crée la Compagnie Lisa Klax, où elle écrit et met en scène des pièces abordant des thèmes comme ceux de la famille, l’exil, et l’adolescence : Just Like a Woman, Road-Movie Alzheimer, pour qui elle reçoit la bourse de création du Centre National du Livre, et Tigrane, qui reçoit deux prix et tournera plus de 70 représentations entre 2018 et 2020 dans une mise en scène de l’autrice. Depuis 15 ans, elle anime des ateliers d'écriture et de théâtre avec des structures culturelles telles le Nouveau Théâtre de Montreuil, la Maison des Arts de Créteil, le théâtre-école le Samovar, ou encore la Cité-Actéa de Caen.