sols- Imprégnation

Proposition 1

Taches sur le béton de la pompe à essence. Les éviter parfois c’est impossible, il faut laisser les roues passer dessus et poser le pied  botté, réticent, pointure 39, avec la main trouvant appui sur l’épaule devant, dans la tête l’image de la moto couchée n’est jamais loin. Glissant aussi le lino sous chaussette pointure 24, volonté illusoire d’échappée, révolte, menton ouvert et tout le sang, points de suture sans anesthésie pour faire tenir et ça va tenir longtemps. Il se tient debout et je le vois immobile de dos dans le coin de la cour et je ne comprends pas. Dans l’arrière cuisine un fauteuil dans lequel il reste assis de plus en plus souvent. Juste à côté la porte ouvre sur la cour. Des murs de briques très hauts comme un sas entre la maison et le jardin. Murs et sol même rouge sombre des briques, à terre elles sont posées sur la tranche, petits rectangles allongés, bombés et glissants de trop de jours de pluie et de mousse aussi qui s’épanouit dans les joints. Dans l’angle une rigole perce le mur au sol pour mener au-delà, que ça ne se voit pas. C’est là qu’il va pisser. Je mets longtemps à comprendre ce qu’il fait. On m’empêche de sortir à ce moment-là. Il y a des WC pourtant. Il porte des chemises blanches, une nouvelle chaque jour, col amidonné, même pour jardiner. On le salue dans le village d’un monsieur le directeur qui lui fait soulever son chapeau en inclinant la tête. Ma main dans la sienne, la gauche. Et je comprends plus tard maison à retraverser escaliers première volée fenêtre regard au-delà de la cour emmurée deuxième volée au bout la salle de bains enfin avec une chasse d’eau en chaîne avec une pomme de pin qui se laisse attraper comme le pompon du manège il faut se hisser sur la pointe des pieds, pointure 33. Ma chambre au sol en lino moucheté blanc et gris, facile à nettoyer, c’est pour cela qu’il a été choisi, ce sont des sols qui se lavent facilement elle répète ma mère et que c’est l’important. Sol que je ne nettoie pas, pas avant la pointure 37 mais le bruit du torchon que freine le grumeleux de revêtement fait comme un soupir à côté de moi qui étudie. C’est mon tour maintenant. Petits carreaux blanc cassé, balayer, savonner, frotter, rincer, sécher. L’eau ramenée à la raclette au centre de la pièce et ça fait une flaque bien ronde et le torchon[1] gris, qu’il a fallu plier en deux et tordre des deux mains et tenir le plus longtemps possible pour que l’eau dégouline jusqu’à la dernière goute dans le seau, le jeter sur la flaque et le laisser boire à satiété. Ensuite le froncer, ramer les deux bords et d’un coup le conduire dans le seau vite pour que ça ne dégouline pas trop et recommencer tordre fort plus fort jusqu’à plus d’eau au milieu de la pièce. Attendre que le sol soit sec pour poser le pied pointure 38, taille définitive elle appelle ça ma mère. C’est ce qu’on appelle un sol qui se lave facilement. Le sol en plancher marin doux au toucher du pied, pointure 39, parce qu’avec les années la voûte plantaire s’affaisse en fait, que marcher dessus en chaussures, c’est se priver d’un plaisir sensuel, le déroulé du pied… Illusion de prendre la mer quand pied posé dessus nu. Le torchon, il y a des années qu’on l’appelle serpillère et il travaille à même le plancher marin dans un parfait silence. Dans le salon de ce qui était chez eux le sol s’effrite doucement. Dans le rouge foncé une mousse blanche venue d’on ne sait où comme une transpiration que le chauffage poussé à fond du temps de mes parents ne laissait pas passer. Bave blanchâtre d’une maison qu’on aurait empoisonnée à l’arsenic. La rivière coule trois terrasses plus bas. L’humidité ne peut pas venir de là c’est ce qu’on se dit. Le torchon maternel utilisé pour la dernière fois juste avant la mise en vente emmène au passage des fragments de carrelage. C’est un rouge de surface, même pas teinté dans la masse, le carrelage montre son vrai visage. Torchon nettoyé, posé derrière la porte dans l’entrée pour les visiteurs s’essuyer les pieds avant d’entrer comme elle m’a appris. Du bout du mien, pointure 39, rajuster les bords une dernière fois. Moquette sable à l’entrée dans les lieux. Il faut appréhender ce nouveau matériau, pas hygiénique, impossible à laver. Regard dubitatif. Se pencher au-dessus. Achat d’un aspirateur. Poils de chien / émiettée de nourriture sous la chaise d’enfant / pas de taches de boue. On fait comme les gens d’ici, on enlève ses chaussures qu’on laisse à la porte de l’appartement avant de rentrer chez soi. C’est par le corps qu’on va l’apprivoiser, sa douceur, son moelleux invitent à s’en approcher. On fait ce qui ne se fait pas, s’asseoir par terre, se coucher à terre. A même le sol avec l’enfant, jouer. Il apprend à marcher et c’est sans chaussures. Moquette prune. Ecriture à la main dans un cahier à spirale, face au jardin sombre d’arbres trop proches et d’une pluie permanente. Ecrire dans la douleur pour trouver un sens, on dira ça comme ça. La place du « ça » dans mon écriture à la fois belgicisme et extériorisation non définie, tenue à distance de quelque chose, obligée d’écrire dans cette distance-là… Cette moquette prune encore, la même, mais écriture sur ordinateur dans cette pièce intitulée bureau. Quand les enfants sont à l’école. Les premiers écrits que je publierai. Et me revient sa fin tragique. Des toilettes bouchées et ça refoule par la douche et ça passe sous la porte et la première touchée, c’est elle, une moquette pas choisie à la couleur improbable qui était de ma couleur préférée. Gangrénée, il faut tout arracher. Déchirement. Du lino partout en remplacement à cause des allergies de l’aînée. Choix d’un sol facile à nettoyer. Tant pis pour le réconfort du pied pointure 38. Son dernier sol sera en lino bleu. Les bords remontent sur dix centimètres le long des murs pour l’hygiène sans doute, que ce soit facile à désinfecter. Pour une fois le côté pratique, elle s’en fout. Elle est dans le coma. Des heures mon regard perdu au sol, à fixer une sorte d’inscription noire, quelque chose a déteint, s’est imprimé à vie sur le sol en lino bleu. Une empreinte d’un incident dont je ne saurai rien.


[1] Signifie serpillère en Belgique

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

6 commentaires à propos de “sols- Imprégnation”

  1. je comprends pourquoi suis si peu capable, ai jamais dépassé le 37/38 (dépend des chaussures)
    blague à part, j’ai aimé cette façon d’avancer dans les sols d’une vie

    • Très drôle votre remarque. Se lire, c’est bien, rire ensemble c’est mieux… Pour paraphraser Vianney…
      « Avancer dans les sols d’une vie « … C’est beau, ça ! Merci beaucoup.

  2. Quelle pointure ! (:)pas pu m’empêcher…) Je viens de vous lire d’une traite, j’aime beaucoup votre texte. je viens d’écrire à une autre participante combien j’aimais les textes sur le ménage, re, me voilà gâtée !l’ histoire d’une famille par les revêtements de sol, ça c’est une idée!

    • Oui, Catherine, il y en a beaucoup des textes qui parlent du ménage… Ce n’est pas voulu, ça sort tout seul à regarder vers le bas. 🙂 Merci de votre retour.

  3. oui excellent j’m beaucoup. La belle écriture dans le détail des taches ménagères. Le coup des pointures et j’y reviendrai faut que je bosse c’est l’enfer de la tentation, lire les mots lire les mots lire les mots