Et bientôt, quand sol et plafond dangereusement se seront rapprochés, jusqu’à ne laisser même pas de quoi respirer, -respirer, à quoi bon?-, quand mon plafond sera si bas qu’il n’aura du plafond que ce maigre avantage d’être un peu au-dessus du sol et à peine au-dessus de mon crâne, quand sol et sol alors avaleront mon visage comme deux bises serrées comme un baiser, quand sol et sol me toiseront jusqu’au poudroiement de mes os, l’éclat total de ma peau, la disparition vive de chaque muscle, alors je me souviendrai, soudain, comme on se réveille en sursaut d’un rêve et on tâte sa peau vivante, je me souviendrai, soudain, de mes petites cuisses de grenouille tendues au carrelage frais de la maison du Var ouverte et des fourmis noires qui passaient du jardin à l’intérieur au dedans même de mes short, des fourmis du Sud, sèches, grandes, bien découpées en parties, pas celles les toutes petites comme des traits, les fourmis qu’on aurait dit presque craquantes comme pointillés et biscuits secs, je me souviendrai du sol frais parmi sinon le dehors chaud, et mes cuisses étaient des joues, et que sur un des murs de la grande pièce ouverte de mai il y avait cette photo immense de ma mère agenouillée à l’herbe, et l’herbe était sensuelle et je reconnaissais bien les cheveux de ma mère mais pas très bien le reste, et aujourd’hui je crois que la photo a dû être prise après l’amour, et avant même que les tiges vertes se soient complètement redressées des deux corps, couchés l’un sur l’autre et sur l’herbe, de mon père et ma mère, le sexe sombre de ma mère une fourmi noire à rouler entre les mains de mon père, et sous le tee-shirt de ma mère sur la photo sa peau devait être encore froissée, marquée, de ce chahut ras, et ma mère, je m’en souviens aussi, maintenant je m’en souviens, avait un brin d’herbe à la bouche, sur le côté des lèvres, mais moi mes cuisses à sucer le sol comme ces poissons laveurs d’aquarium, je ne savais rien de ces grands saisissements des bouches l’une par l’autre, rien de l’amour, à peine un peu de l’obscure morphologie des fourmis, qu’il était possible de couper en deux de façon à ce que tête et ventre soient à l’un et l’autre bout d’un carreau de carrelage et le ventre poursuivait ses torsions encore un peu après cette hachure, comme roulaient toutes seules mes perles sous les meubles après que j’eus par mégarde brisé le bracelet à mon poignet et il ne suffisait pas de les voir, il fallait encore les ramener, plonger le bras sous les meubles et d’une main à plat ramener les perles au rivage du sol visible au centre de la pièce, et laborieusement reconstituer le bracelet, sur un fil souvent moins tendu que le premier, un fil maison de couture et pas le bon fil exprès des bracelets qui, même si effectivement il craquait, le temps qu’il durait du moins était tendu et serré, et pas le petit vague du fil aiguille qui ne tenait ni les perles ni mon poignet et je devais bien me résoudre alors à la perte réelle de ce premier bracelet, dont une perle au moins courait d’ailleurs encore sous l’armoire et mon bracelet alors était à mon bras un peu distendu et pas fini, comme ma bouche après les dents trouées de lait. Entre sol et sol et très loin du ciel, j’aurais oublié sans doute que je ne me suis jamais assise dans la station Saint Lazare et alors que chaque matin chaque soir des femmes inlassablement répétent, agenouillées, que Dieu nous bénisse et qu’on les aide, qu’on leur vienne en aide, et parfois devant elles, par- terre, jouent des enfants, comme dans les parcs sur les tapis à jouer les bébés qu’on vient juste de langer et qui batifolent. J’aurais oublié les garçons des bureaux des grandes tours d’entreprises, qui vont, à midi du ramadan moite, s’allonger dans les toilettes handicapés, sur du papier toilettes tendu, et qui s’endorment, et lorsque quelqu’un tente d’ouvrir la porte et les réveille, les garçons sursautent comme des chiens qu’on coupe dans leurs rêves, et ils doivent se rappeler où ils sont et ce qu’ils font, là, d’être allongé dans une pièce toute entière carrelée, pas que les sols les murs aussi, parce que c’est des toilettes ça doit être des toilettes, les toilettes de l’entreprise, ha oui l’entreprise, et ça fait déjà un moment qu’il n’est plus midi mais déjà bien l’heure d’y retourner. Dans le désert on ne peut pas s’allonger. Sur le désert on ne peut pas. Même que les pieds, ça brûle. Est-ce-que je me souviendrai des moquettes qui faisaient tousser l’asthme de mon père, du sol mou pneu en bas des toboggans, des tapis de gym qu’il fallait tirer en début de séance et ramener contre le mur en fin d’heure, des galets terribles d’avant être enfin dans la mer et sans sol du tout juste à flotter? Des randonnées que mon père et moi seulement finissions pieds nus, et de la petite médecine sauvage de mon père, y’a rien que ça de bon, un ruisseau et aérer. Et de mon père plus tard, malade, qui doit passer par le quatre pattes pour se relever. Du sol des jeux vidéos, comme du parquet flottant, où il fallait nettoyer les vomis des enfants après les attractions, et le sol était plus réaliste que toute ma vie, et essuyer les pisses des vieillards aux alentours des maisons de retraite. Et quand enfin j’aurai tout oublié, dans le grand puits des rêves et d’être morte, le sol se rappellera peut-être des couches balancées de la table à langer au carrelage, pour les jeter, et du tout doux du gros pouce de pied, des petites têtes du boulier des orteils, des paumes sur lesquelles on appuie pour se relever et qui gardent la marque, des roues rondes des cousines et de mes piètres cabrioles, et de l’ongle du frère sur lequel j’avais refermé la porte alors qu’il me glissait par terre un mot gentil, l’ongle violet et puis noir et puis après qui était tombé, laissant nue et décalottée soudain sa phalange.
Mylène, tu frappes fort d’entrée de jeu et tu stimules.
Texte puissant ! Donne envie de prendre la plume ! Merci.
ou de la lâcher à tout jamais !
Lâcher prise, oser, se donner la permission Cath’.
magnifique !
Je reconnais que la barre est placée haut, limite intimidant. Mais comme ce n’est pas une compétition, pas grave. En tout cas, bravo Milène !
Bigre, ça déboule d’un coup comme dans la ruelle en pente qu’on en a perdu le contrôle de la patinette!! Effectivement, la barre est haute pour mon mètre soixante-six, mais, re-en effet, c’est pas les jeux olympiques!! Bigre, quel texte !!
très impressionnant et inspirant.
ben oui, à la fois intimidant et exaltant… Mais si tellement vivant-touchant-fou-maitrisé- tremblant-direct-subtil-cash… et serait-elle pas l’autrice du livre dont auquel François Bon a causé sur le carrelage? Enigme de l’été…
ah oui je l’avais lu en cachette de moi (et sans regarder qui était derrière, juste pour me dire : bien entendu ! maintenant
dérive de grand paquebot entre les icebergs du grand nord ! diable de diable ! merci pour ce texte, Milène !
Merci pour le bracelet, pour les perles qui roulent, pour celle que l’on retrouve plus tard, trop tard, quand le bracelet joue sa deuxième chance, et qu’il est au poignet.
Géologie de souvenirs en strates, un creusement qui interpelle… Merci pour ce texte !