Soir. Il est à l’abri dans la grange, il écoute la rage du ciel. Il frotte ses genoux avec ses paumes, genoux aux articulations endolories par sa longue marche tout en mâchonnant un brin de paille. Il ne parvient pas à rétablir l’emploi du temps de ses derniers jours, les heures fuient sa mémoire. Les événements qui lui ont fait prendre la route se sont en partie déformés, estompés, en tout cas ont perdu une part de leur importance. Il se concentre sur la veille, le jour le plus proche du maintenant, souvenirs prégnants et même vigoureux. Il examine son baluchon défait près de la couche qu’il s’est fabriquée avec de la paille et une vieille couverture. Ses affaires sont disposées les unes à côté des autres comme s’il allait rester longtemps : chemise mal pliée, chaussettes, culottes, morceau de savon, pipe et paquet de tabac, petit carnet et bout de crayon à tailler, journal avec des plantes glissées entre les pages comme un herbier, autres petites choses encore. Il s’empare du carnet à la couverture en toile de jute, l’ouvre. Une photo est rangée dedans. Il la prend, la déplie, la regarde longuement. La photo ravive chez lui le sentiment d’un monde lointain, évanoui, perdu. Son état de solitude s’en trouve renforcé quand il la replie et la range.
L’avant-veille. Il est assis à table avec le tailleur de pierre. Ils ne se disent rien. Lui observe la mie du pain, dense et sombre, et les mains de son hôte quand il rompt la miche. Il en mesure alors le moelleux et l’élasticité comme si le pain était déjà entre ses doigts. Un parfum divin s’élève tandis qu’il porte à sa bouche le morceau qu’on lui tend et la salive afflue en quantité. Il se demande quelle tâche il pourra accomplir pour remercier d’une nourriture aussi providentielle. Son être tout entier éprouve une infinie reconnaissance.
Deux jours plus tôt. Il ignore le jour de la semaine — d’ailleurs les semaines ont-elles cours ici ? Il avance au cœur de la carrière. Le maître s’est absenté. Il a attelé la jument et est parti par la lande. L’apprenti est affairé dans l’atelier autour d’un bloc. Le voyageur remarque sa silhouette de loin, peut-être qu’il lui adresse un signe de la main. Tout de suite après il se détourne, envisage les terrasses dégagées au fil des décennies dans les parois qui s’offrent à vif, dénuées de végétation. Il s’en approche. La carrière est ancienne, beaucoup d’hommes y ont sué, il y a une espèce de suint mêlé à la poussière. Il voudrait grimper mais il n’y a pas de voie d’accès. Il reste là à regarder les parois, tête levée, corps tendu, imaginant l’intérieur de la terre à l’aune de ces fiers aplombs de granite.
Trois jours. Ou quatre. Il compte sur ses doigts. Il se dit qu’à un moment donné, il va finir par retomber sur le jour où il est arrivé. Oui, mais pas encore. La jument a une croupe puissante, une robe couleur bai, des pattes recouvertes d’un long poil blanc. Elle a aussi une tache claire qui descend du front vers les naseaux. Il éprouve son odeur à s’approcher d’elle, à caresser la peau si douce de ses joues et de ses lèvres. Déjà elle s’habitue à lui et lui à elle.
Il avait plu très fort et la force du vent l’avait effrayé. C’était il y a cinq jours au moins, à vue de nez.
Six jours à rebours. Comment se souvenir ? Le jour de sa rencontre avec le vieil homme sur sa mule ? Ou plutôt le jour où il a croisé la petiote dans le pré des brebis escortées de leurs petits ? Il la revoit, jolie gosse insouciante, en train de sautiller entre les bêtes et leur force paisible s’impose à lui telle une implacable vérité.
Sept ou huit jours en amont. Voilà qu’il suit le chemin de côte, s’en fie à la lisière phosphorescente des vagues, s’enfonce dans le pays sans nom.
J’aime ce vagabondage dans l’espace et dans le temps, merci Françoise pour cette belle atmosphère.
Pourchasser les impressions ressenties par le personnage pour recréer son réel, lui faire fouiller son passé récent… vagabondage, c’est cela
Oh merci Vincent pour cet écho…
Au plus près du personnage. On suit ses méandres, ses inquiétudes, ses plaisirs, ses errances…
Attente de la suite
je me demande encore comment tout cela va s’imbriquer… mais chaque exercice finalement me sert à renforcer l’atmosphère et enrichir le personnage
alors je continue…
pas se poser la question de la suite… tu l’attends et ça me suffit pour l’écrire pour toi !… et pour tous ceux qui la désireront aussi…