Votre mère est sortie en courant presque de la grande salle de jeux pour les enfants de l’école maternelle qui donne sur l’allée des écoles et qui mène vers la rue de la Paix, à peine s’est-elle essuyée les mains dans son tablier bleu de chauffe, à peine relevée des carreaux de son linoléum qu’elle tentait de nettoyer des coulures de gouaches incrustées dans les rainures, alors qu’elle avait entendu déjà un crissement de pneumatiques sur l’asphalte du boulevard puis le bruit mat du choc de corps en mouvement, le mobile métallique contre un autre qui retombe fatalement comme un sac sur la Terre, mais au moment du choc elle ne sait rien ni des objets ni des personnes, elle ne sait pas que vous êtes concerné avant que sa collègue juchée sur un escabeau pour nettoyer les vitres hautes de la salle qui sert aux jeux des enfants de l’école maternelle déclare qu’elle avait l’impression qu’une auto venait d’accrocher un vélo de couleur dorée, qu’elle l’avait vu voler dans l’air, le vélo, elle est prise d’un doute alors, parce que votre vélo est justement d’une couleur dorée, que le vendeur, Monsieur Arnaud de la Rue Porte-Marillac avait justement insisté sur la rareté des vélos de cette couleur, que justement vous deviez arriver à cette heure-ci pour poser votre vélo contre le mur de l’école maternelle pour que de cette manière elle puisse, en quelque sorte, garder un œil dessus le temps de son service au moins et le temps pour vous de faire votre journée à l’école primaire en face, de l’autre côté du boulevard, elle est sortie en doute, en courant au plus vite dans ses sabots antidérapant qui faisaient ventouses avec le béton lissé du trottoir tant qu’il restait encore de l’eau à la surface des semelles de crêpe, à chaque pas le talon détaché qui claque au plastique et la succion de tant de microscopiques tentacules sur le béton lissé du trottoir, de plus en plus animés les pas, les traces de moins en moins nettes entre la sortie et sur le trottoir en allant vers le boulevard, votre mère qui reconnaît le vélo abimé, qui vous voit enfin recroquevillée sur la chaussée, qui s’affole alors et qui court véritablement à cet instant, qui vient, échevelée, inquiète, essoufflée, et qui découvre l’accident.
Procès-verbal de transport, des constations et des mesures prises : Ce jour, vingt-huit Mai mil neuf cent soixante-quatorze, nous, Potier Gilbert, Baudou Gaston, Groussin Claude, gendarmes APJ, vu les articles 20 et 75 du Code de procédure pénale, rapportons les opérations suivantes que nous avons effectuées, agissant en uniforme et conformément aux ordres de nos chefs, des faits en date du dix-huit Mai mil neuf cent soixante-quatorze à 8 h 10. Sommes avisés par un automobiliste de passage à 8 h 15. Nous avisons les pompiers pour un fait survenu Boulevard Général de Gaulle, en agglomération. Il s’agit d’une collision entre une V. L. « B » et un cycliste « A ». Un véhicule « B » conduit par Pichou Gérard, seul à bord, circule sur le Boulevard Général de Gaulle en direction d’Angoulême. Devant lui, circule une bicyclette « A » conduite par Charrier Patrick, ce dernier change soudain de direction à gauche pour emprunter une rue reliant la rue de la Paix. La collision se produit. L’accident a fait un blessé léger. Le blessé, Charrier Patrick, présente un traumatisme crânien, hématomes, contusion du bassin et de la cheville gauche (non hospitalisé). Monsieur Pichou Gérard, non blessé assiste à notre enquête. Durant notre constat, la circulation a été ordonnée par nos soins. Nous quittons les lieux qu’après déblaiement complet de la chaussée. Le résultat du dépistage auquel a été soumis Pichou Gérard s’est révélé négatif. Copie annexé du certificat médical : Je, soussigné, Docteur Mariani, certifie avoir examiné ce jour le jeune Charrier Patrick qui m’a dit avoir été victime d’un accident de la circulation le 18 mai 1974 et qui présente un traumatisme crânien dont la nature sera précisée ultérieurement par radiographie, une contusion du bassin et de la cheville gauche, ces différentes blessures entrainant une incapacité de travail de cinq jours à partir du jour de l’accident. Fait le 20 mai 1974, signé : illisible.
Gérard Pichou roule vers son travail, il écoute la radio, mais il est impatient à l’idée de regarder ce soir à la télévision la retransmission du match France-Argentine avec les Lacombe, Bereta, Sarramagna… après avoir passé l’après-midi à tenter de réparer sa Malagutti qui ne démarrait pas ce matin, et c’est pour cela qu’il a dû emprunter la voiture de sa mère mais, finalement, c’est tout de même bien d’écouter la radio en fumant les premières Gitanes du jour, quand bien même il se fiche de savoir au fil des informations de 8 h le succès de Kissinger dans la résolution du conflit entre Israël et la Syrie, la nouvelle bombe atomique de l’Inde, peut-être même il se fiche de l’enjeu des élections présidentielles du 19 quand il avait tout de même choisi Mitterrand au premier tour, comme bien des charentais, qu’ils en parleront sans doute un peu à l’atelier, surtout du côté des fraiseurs syndiqués qui disent que tout ça ne sert pas à grand-chose, que ce sont toujours les ouvriers qui paieront à la fin et qu’avec l’augmentation du prix du pétrole bientôt il ne fabriqueront plus de voitures, ou bien que les pièces usinées seront injectées en matières plastiques ou dans un autre matériau que personne ne connaît encore aujourd’hui, sauf les américains, qu’il est tout de même bien content d’avoir trouvé ce travail près de chez lui, il pourrait enfin envisager un appartement en ville et vivre avec Nelly lorsqu’elle aura terminé son apprentissage, mais quelle circulation ce matin avec les bus du ramassage scolaire qui n’en finissent pas de déposer à la queue leu leu leur cargaison de gamins aux écoles, tous plus lents les uns que les autres, pour un peu, il arriverait en retard à la pointeuse et ça la ficherait plutôt mal pour un premier mois dans la boîte, déjà que le patron lui a reproché sa coupe de cheveux, qu’il l’a pris par l’épaule et la ceinture de la côte quand il est arrivé par derrière lui, il ne l’avait pas vu arriver, il était penché sur le tour après avoir changé l’outil, un couteau tout neuf, une belle pièce inox, il est arrivé par derrière pour lui dire de faire gaffe et qu’avec son salaire il pourrait maintenant se faire couper les cheveux, et puis voilà, même les mômes en vélo n’avancent pas alors qu’ils pourraient rouler sur le trottoir de droite, qu’ils arriveraient plus vite à l’école, qu’ils laisseraient la route à ceux qui travaillent et qui rouleraient ainsi en voiture plus tranquilles sans tout ce bazar de la circulation du samedi matin, surtout avec le soleil de face.
Nous relevons deux traces de freinage. L’une se trouve à 20 m,80 du PFI (début de trace) elle mesure 5m,10 de long elle se situe à 0,90 de l’axe médian de la chaussée, elle provient de la roue arrière gauche. La seconde trace mesure 4m,50, elle est parallèle à la première. Le point de choc présumé quant à lui se trouve à 16m,80 du PF.I. La pompe à vélo de « A » se situe à 6m,70 du P.F.I, le cartable d’écolier est situé à 5m,40 du PF.I. Constatations concernant les lieux : Soleil, Boulevard général de Gaulle, plein jour, partie rectiligne, route plate, profil normal, 8m,80 de large, en bon état, Bitume, sec normal, à deux voix matérialisées, vitesse limitée à 60kms h (agglomération), bonne visibilité, trottoirs avec maisons d’habitation, sans obstacle. Constatations concernant les véhicules : Cycle Motobécane, cadre numéro 22816, en bon état et conforme à la législation en vigueur, Renault R.16, immatriculée 928 I.Q. 16, appartenant à Madame Pichou Simone, mise en circulation le 6 décembre 1966, côté de conduite à gauche, 4,23 par 1,63, éclairage fonctionnel et conforme à la législation en vigueur, les deux pneus avant sont de marque Michelin ZX usure 10% ils présentent des sculptures apparentes sur toute la surface de roulement. Les pneus arrière sont de marque Firestone usure 20%, présentent les sculptures apparentes sur toute la surface de roulement, totalisateur kilométrique à 90994, véhicule au point mort, avertisseur en bon état. Les deux garde boue de la bicyclette sont tordus, la fourche avant légèrement pliée ainsi que le guidon. On remarque une coupure de la tôle sur le capot moteur de la voiture, côté gauche. Renseignements administratifs : Charrier Patrick, né le 10 aout 1963, écolier, La Protectrice n° 1840743 au 45 Rue de Châteaudun, Paris 9ième. Agent local, Monsieur Frouard et fils, 180 Bld de la République à Angoulême. Puis, Pichou Gérard, né le 18 avril 1955, tourneur, permis « B » délivré le 16 novembre 1973, Mutuelle du Poitou n° 150 L. 2284IIM.34C. au 47 Rue de la cathédrale, Poitiers (86). Agent local, Monsieur Coez André.
Votre père a été prévenu par un voisin qui travaille lui aussi à l’usine, il fait la nuit actuellement car il faut livrer quelques kilomètres supplémentaires de tissus imprimés aux clients de Constantine, il a failli trébucher sur la passerelle de la Stork avec une louche dans chaque main, il s’est rétabli de la droite sans rien perdre du Jaune mais il a versé une bonne moitié de la louche Magenta sur le ciment de l’atelier, qu’il faudra éponger et laver, puis il s’est dirigé vers le parking sans ôter sa blouse maculée de couleurs comme celle d’un peintre, juste une pause au bureau du chef du personnel pour explication, il passait devant sur le chemin du parking, il lui a fallu cinq minutes pour arriver jusqu’à l’accident où déjà on vous portait vers l’ambulance des pompiers, il est resté avec les gendarmes alors que votre mère vous accompagnait jusqu’à la clinique Foucher (Patrick ne portait aucune blessure apparente et le Docteur Foucher a ordonné de le reconduire à son domicile et de le laisser au lit et de lui surveiller la température), il a voulu comprendre comment, malgré toutes ses explications et les kilomètres d’exercices parcourus ensemble le dimanche vous aviez pu, vous auriez pu, couper un boulevard à cette heure-ci de la droite vers la gauche, sans regarder en arrière, sans précaution, sans au moins tendre le bras pour indiquer le changement de direction, et qu’il se pouvait peut-être que la voiture de Pichou dépassait trop vite le vélo qui de fait aurait été surpris, à ce moment précis, quand il envisageait de s’orienter sur la gauche, qu’il s’agissait surtout de connaître la gravité des faits, de savoir au plus vite s’il existerait des séquelles du traumatisme de l’accident mais que pour le moment, Patrick n’était pas blessé, qu’il était indemne, que c’était bien là l’essentiel et que si toutefois il faisait de la température votre père ferait appel au docteur (il n’hésiterait pas) et qu’il en aviserait également les gendarmes, qu’en attendant, il n’y avait sans doute pas lieu d’établir un constat d’accident, juste un constat à l’amiable, mais tout de même, le cadre de votre vélo était faussé et rayé de partout à cause du frottement contre le bitume de la route, il était presque inutilisable, votre sac d’écolier était déchiré, un sac en cuir, qu’une demande de dédommagement pourrait être envisagée pour le cycle et pour le cartable, qu’il faudrait se rendre à Angoulême pour (vous) faire passer une radio de la tête chez le Docteur Chauvois.
Ce jour vingt et un Mai mil neuf cent
soixante-quatorze, nous, soussigné Potier Gilbert, gendarme A.P.J., vu les
articles 20 et 75 du Code de procédure pénale, rapportons les opérations
suivantes que nous avons effectuées, agissant en uniforme et conformément aux
ordres de nos chefs, le dix-huit Mai mil neuf cent soixante-quatorze à son
domicile, nous gendarme Potier avons entendu : Monsieur Pichou Gérard, 19
ans, célibataire, tourneur, fils de André et de Simone Pichou (née Chouzeau),
de nationalité française, qui déclare : « Ce matin vers 8 h 05 j’ai
quitté le domicile de mes parents à bord de la voiture R.16 n° 928 I.Q. 16
appartenant à ma mère. Je me rendais à mon travail et je circulais sur le
boulevard Général de Gaulle en direction d’Angoulême. Je me trouvais à la
hauteur des écoles, je circulais à ma droite et je roulais à 50 kms heure environ.
Devant moi il se trouvait un enfant qui circulait à bicyclette, il était à sa
droite. Il se trouvait à une dizaine de mètres devant moi. Soudain, il a
bifurqué à gauche pour prendre une rue qui relie la rue de la Paix. J’ai
freiné, et la collision a eu lieu. Je roulais presque au pas. Je n’ai pas
remarqué si l’enfant a tendu son bras gauche pour effectuer sa manœuvre. Au
choc la bicyclette a été déportée projetée (I mot rayé nul. / P. G.),
quant au cycliste il est tombé sur la route à quelque mètres de mon véhicule.
Je suis descendu de ma voiture et me suis porté au secours du cycliste, il
voulait se relever, il ne portait aucune trace de sang, il pleurait. Les
pompiers sont venus sur les lieux, ont évacué l’enfant sur la clinique Foucher.
L’enfant examiné par le docteur a regagné le domicile n’étant pas blessé. Avec
la partie adverse, je vais établir un constat à l’amiable, de ce fait il est
inutile que la Gendarmerie établisse un constat. Le véhicule de ma mère porte
une coupure sur le capot moteur côté gauche ainsi que le rétroviseur apposé côté
gauche ».
A vrai dire, c’est le souffle d’un chien sur vos mollets que vous aviez senti au moment de l’impact, ce moment où la voiture voulait vous dépasser alors que vous, vous deviez prendre la rue là, sur votre gauche, et c’est un air déjà chaud que vous aviez ressenti en montant dans les airs de la même manière que votre minuscule machine à pédales faite de tubes dorés soudés et de petites tôles pliées argentées, vous étiez l’espace d’une seconde un ange en départ vers le ciel avant de retomber assis sur la route, puis couché allongé étalé, la joue posée sur le bitume tiède, une seconde encore à ne savoir que faire du plaisir de dormir ici au milieu d’un trafic de voitures et de bus, les copains de l’école qui regardaient sans doute, les parents effarés effrayés effondrés du spectacle qui aurait pu être le leur, puis ce besoin de pleurer ou de sentir le vivant qui vous animait et peut-être aviez-vous cru alors que les larmes que vous gouttiez à la commissure de vos lèvres pouvaient tout aussi bien être le sang chaud qui s’écoulait de votre front, le visage d’un jeune homme penché tout d’abord sur vous, la voix de votre mère enfin, noyée dans la sirène des pompiers, tous les sons de la rue soudain dans le cercle de votre corps en dépôt sur le sol, allongé sur une route aux habitudes si passantes et vous, à bloquer ainsi toute la circulation vous songiez que vous étiez remarqué enfin, que l’on s’occupait de vous (« Ne bouge pas » disait quelqu’un), que vous seriez héros ou bien puni, sans être capable alors d’imaginer la suite, parce que vous manqueriez l’école une semaine, quelques jours à peine, à la veille des derniers examens du passage en sixième, le risque peut-être pour l’école de ne pas afficher comme à son habitude une réussite parfaite de ses passages en sixième, et vous vous vous souvenez aussi de cette convocation dans le bureau du directeur, le parquet de bois qui craquait au moindre mouvement de vos pieds comme vous restiez debout, qui tenait moins de la cire que du vomis des insectes punaisés encadrés aux murs du bureau sombre, et de la poussière des livres de prix, des récits des histoires de Jeanne d’Arc remis en l’honneur de générations de vos prédécesseurs méritants mais vous, vous aviez manqué des leçons, vous aviez manqué des devoirs, certes par accident, c’était dommage regrettable navrant, mais vous ne pourriez pas avec un tel retard poursuivre de suite dans la classe supérieure, il vous faudrait revenir, une année encore de vélo, de boulevard, de cours renvoyés, sans vos amis sans votre meilleur ami, votre mentor, tuteur, pygmalion que jamais vous ne rejoindriez dans une autre classe d’étude comme celles que vous viviez ensemble dans ces années d’enfance, ces mots échangés, ces promesses, ces rêves envolés dans le ciel de l’accident qui jamais ne reviendraient en arrière, ne remonteraient ce temps béni de la gémellité, vous aviez dû ramper seul et vous ramperiez encore jusqu’à manger la terre, la prendre la mordre la tordre et depuis votre sol la jeter à la face de ce qui vous domine.
Formidable.
oui, formidable, redoutable et terrible donc.
Ça valait le coup de reviendre pour parler de l’essolage en pro.
Mais ce n’est pas une peine un été à nouveau avec vous. Une joie, un défi. D’abord une joie, ensuite un défi.
Au lendemain de la lecture, un instant s’invite avec insistance. Je vais passer le deuxième tour du Conservatoire de Paris, ma réplique n’arrive pas — le prof m’avait dit : Clément est parfait pour Figaro, le seul danger c’est qu’il oublie de venir –, l’ordre de passage ne peut être modifier, je serai radiée, éliminée, disqualifiée — je ne cherche pas le mot alors — si je ne peux pas jouer la scène des claques à 17h40 ( il y a du retard, une heure et quart ), je suis sur le trottoir devant le bâtiment, il fait beau, c’est l’avril, colombine dans une sorte de tutu crème passé et poétique et je trouve cela incroyable, cette impression que ma vie est en train de basculer irrémédiablement, pas tragique, non, incroyable de pouvoir y assister au ralenti, comme dans un accident de la circulation.
Lorsque François Bon a parlé de « pousser la langue », je remuais cette idée, je comprenais pousser comme bousculer, je me demandais si je pourrais renverser ainsi et plus je remuais (dans ma tête, l’idée, vous rejoindre ou pas), plus « bousculer » devenait basculement, doucement, l’idée se faisait que cet atelier-ci pouvait être le moyen de tout remettre à l’envers comme si enfin il fallait que l’ordre apparent des choses, depuis tant d’années, devait être enfin dénoncé. L’envers est le sens véritable, la bascule se fait alors juste pour cette nécessité d’être vrai, alors oui, on revient un peu en arrière sur le lieu même des accidents, ces moments où, pour peu, les choses auraient pu être différentes, les histoires également. Je crois que c’est cela « pousser la langue », replacer les mots dans la phrase telle qu’elle aurait dû être dite.