Tout semble comme toujours. Blanc. Il n’y a qu’un regard posé devant soi imparfait malingre tremblotant reflet sur une vitre sale sur laquelle on recherche le meilleur trait l’angle flatteur. Tout ce vrai n’est qu’un récit fait de trois couleurs, quelques sons, des milliers de gestes, des lieux changeants, courant le long d’une spirale où le temps revient, cyclique, revient, jamais au même point, glissant, coulant, s’élevant. Volute des heures. Blanc. Même de son regard elle ne peut dire qu’il soit celui-là celui qu’elle voit.
Je t’ai attendu. Si longtemps. J’ai entendu ta voix. Si souvent. Je ne savais qu’en faire. Nul sourire n’ouvre ses lèvres roses et s’il en fût un, quelque peu triste, d’une émotion retenue. Il passe une main dans ses cheveux déjà trop blanc, suit du regard la courbe entre le coup de pied et la cheville, l’espace bref entre le bord en cuir du mocassin et l’ourlet du pantalon, chair dans sa mise noire. S’émouvoir du regard. J’aime à mettre mes yeux dans les tiens, mêler ce sombre à mes pâles, voir ce qu’ils deviennent landes, grèves, rumeur et vrombissement, roulis, onde. C’est ainsi que j’y lis les images de la vie. Il hésite. Il voudrait décroiser et recroiser les jambes, comme un fumeur sur le point de saisir un paquet de cigarettes tout en désirant voir apparaître dans son champ de vision un briquet. Le cœur envahit tout le corps et bat la chamade. Que faire de ce corps devant la fenêtre quand dehors les bleus profonds du soir glissent inexorablement vers ces points de lumière qui seront les seules à dire les hommes, ou des semblant d’hommes, ces ordres de vie urbaine, comme wagons sur des rails. L’intime surgit entre deux corps. L’intime est bruyant. J’aime les mots sur la vie. J’aime ce dire d’enfance que l’on pensait perdue, comme une histoire appartenant désormais à d’autres que soi car nos sommes ailleurs, chaque jour ailleurs, pris dans nos rôles, derrières nos masques. J’aime à entendre ta voix dessiner les images. J’aime ce don. Il a peur. L’image n’est qu’un trait maladroit. Elle ne peut dire le toucher imperceptible des bleus et du gris, le tiraillement des jaunes tirant vers le roux, trop vite, brusque en ces terres méditerranéennes, ni même les cris, les hurlements et les murmures, les pas assourdis s’éloignant au fur et à mesure qu’ils descendent les marches. Une enfance, une rencontre, la séduction, un homme qui marche dans les champs ou sur une plage se demandant si, ce jour, cette nuit, cette heure, il doit encore fuir ses amours ou lui-même, hésiter à vivre ou s’abandonner, enfin, dans la campagne anglaise ou sur une plage de sable noir de Campanie, laisser carrière, voir périr son corps ou se jeter à âme perdue sans que rien de tout cela n’arrive tout en racontant, détaillant. Écrivant. Muet de lui-même. Bavard, infatigable bavard d’autres vies que la sienne. Sauf ce soir. Avec fatigue, il rassemble ces éclats de soi, ces bribes à peine dites d’enfance. D’années d’études. De rencontres. La leur. Tout pourrait ne tenir qu’en ces mots, vivre ce jour comme autant de mêmes jours, lui-même étant celui même qu’il fut toujours, né un 27 septembre, grandi à force de verbes, marchant entre les étals, le doigt hésitant entre le quatrième et le sixième étage. N’être plus que l’émotion seule en touchant le vernis du violoncelle et voir sa vie résumée à cela ; alors s’évanouir dans le flux du monde. Le coude est posé sur le bras du fauteuil. La main a une brève caresse. Il souffre de sa maladresse à dire. J’aime à entendre tes mots, cette pudeur de toi et ce voir acerbe, aigu, tendre, mélancolique, décalé, incompris et bizarre que tu as. Cela seul compte, ta présence. La nuit envahit la scène. Il ne reste qu’une lueur rosâtre, intense, carmine sur la ligne des toits. Il peut aimer.
Il pourrait avoir fini la lecture d’un roman, être troublé, les mains sur la couverture, sentir son cœur battre vite, fort. Il pourrait comprendre que la lecture qui avait été entreprise pour lire, simplement, curieusement, journalistiquement la vie d’un homme, d’une époque, d’un pays, de familles, d’un état n’était que la sienne propre, comme une sorte de filiation d’autant plus forte qu’elle était mystérieuse. Et comprendre. Il pourrait comprendre et aimer ce regard posé sur les siens et son entourage, avec une infinie patience, une infinie tendresse, avec silence, sans que rancœur et rage n’appartiennent à son vocabulaire, mais cet incommensurable amour et vie, comme à murmurer l’adage dans l’adversité, il y a la joie, la suite, l’infinie lumière du vivant.
c’est beau, très très beau.
Merci, merci, merci