#été2023 #05 | si je meurs un jour

Lina
Je n’ai trouvé nulle part l’acte de décès, j’ai écumé les archives en ligne, je suis plutôt douée, et tenace, j’ai fait écrire en Italien dans sa commune de naissance, peut-être que l’acte de décès y a été enregistré, rien, à se demander s’il est bien mort, oui forcément, c’était y a plus de cent ans, il est mort, on le sait, les légendes familiales, les histoires rapportées, assassiné sur un chantier, on a prononcé vendetta, aucune trace, les journaux locaux, un meurtre ça pourrait apparaître, mais où chercher je n’ai même pas idée de la date, ça reste un mystère. Faut que je relance l’état civil à Bastia, ça me dira quoi ? L’âge ? Oui à quel âge il a perdu la vie, à quel âge Anne-Marie devenue veuve, et les enfants orphelins. L’époque a bon dos. Sur trois générations, et peut-être celles d’avant, elles sont trois qui perdent leur mari bien trop jeunes, même si pour Anne-Marie je n’ai pas la preuve, mais je suppose, journalier sur un chantier, il devait être jeune, mais rien, aucune trace.

Quand je l’ai vue là debout tremblante j’ai eu honte, la culpabilité se glissait entre mes côtes, j’aurais peut-être pu empêcher que ça arrive, je n’ai rien fait j’étais là j’étais tétanisé par son regard triste, par son corps tremblant, l’entendre, c’étaient les premiers mots qu’elle prononçait, elle n’avait même pas posé de question, mais là elle suppliait ses bras tendus vers le sol qui la tenaient en équilibre.

Anne-Marie
Laissez-moi regarder, je veux voir ses yeux encore, laissez-moi je veux toucher son visage, embrasser son front, laissez moi le regarder encore, je veux son bras contre le mien, j’ai pas le courage de le savoir mort, laissez moi le garder vivant, laissez-moi me coucher là tout contre, laissez moi immobile, laissez moi m’habituer à sa mort, me souvenir de lui mort, laissez, je vais veiller, c’est moi qui serait là à guetter, laissez-moi, la nuit fait peur, même aux morts

Pauline
j’ai jamais dit à ta mère comme je t’aimais, maintenant c’est à Anne-Marie que je pense, à sa douleur, elle devait être pas loin de la mienne, plus soudaine, moi j’ai eu le temps de la voir arriver ta mort, même si j’étais pas prête, on n’est jamais prêt, comment le serait-on ? Mais je l’ai vue venir, j’ai vu tes joues se creuser, tes yeux qui s’écarquillaient, un jour tu n’étais plus qu’une ombre folle, je l’ai reconnue la mort, j’aurais préféré ne pas. Mais pour ta mère, c’était bien autre chose, cette violence, le corps abandonné sur un chantier, je ne veux plus y penser, heureusement tu es là, tu restes avec moi, tu es en moi, c’est comme l’odeur des châtaigniers, l’oublier ce serait t’oublier

on n’a jamais su pourquoi, il n’y a pas eu d’enquête, un règlement de compte, c’est du passé tout ça, c’est enterré

Petra
La mer j’ai trouvé ça tellement beau au début, je pouvais la regarder des heures, je trouvais ça apaisant, à la fin ça me rendait triste cet horizon toujours là. Pas question de rester veuve, toi tu ferais quoi à ma place ? Je n’ai pas voulu la vie de ma mère, je n’ai pas voulu dormir seule, je n’ai pas voulu avoir peur, ni me soumettre, je n’ai pas voulu de robe noire, pour danser seulement, ni la solitude, ni le malheur, je n’ai pas voulu avoir froid. J’ai refait ma vie. J’ai saisis ma chance. Et j’ai demandé au soleil de me réchauffer encore. Et si je meurs un jour je veux que ce soit par un jour de grand soleil.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/