SHEAFFER

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Sheaffer, stylo plume, plumier, porte-plume et pâtés, nouvelle étape, Pelikan, porte-plume réservoir pas cher, communion et cadeaux, Sheaffer, plume indéformable, court, corps boudiné, inélégant, plume incrustée dans la bakélite qui rend l’objet de la marque unique, reconnaissable, couleur noire et pas le choix, stylo sobre qui pourrait être triste on n’en est pas loin, stylo d’homme et pourtant mon amour est immédiat, total, peut-être de l’avoir perdu et le drame reste vivace.

2

Sheaffer, stylo plume dans plumier volé coincé entre l’arbre et son tuteur sur la place pour rouler à patins à roulettes librement, Sheaffer à la consonnance allemande à l’orthographe étrange qui ramène à l’oreille la langue maternelle d’une nounou partie depuis longtemps et une nostalgie à un âge où je n’en ai pas conscience, reçu pour la communion et à peine utilisé, réveil en pleine nuit et course jusqu’à la place et l’arbre et son tuteur et entre les deux rien, Sheaffer et son goût de regret, avant lui des stylo-plumes réservoir de petits prix, Pelikan et ses cartouches plus courtes d’une taille universelle, Sheaffer, Pelikan avant et après lui à la plume indéformable, j’aurais pu le garder 10 ans, tu n’avais qu’à ne pas l’oublier, le garder une vie j’aurais pu, appuyer dessus en écrivant, crayon qui perfore la feuille, dont le trait s’imprime dans la masse des feuilles d’après celle sur laquelle j’écris, tellement j’appuie fort, rage de laisser une trace déjà, plume comme un bec d’argent incrustée dans le manche et qui ne s’ouvre pas en deux sous la pression, une fente qui sait se tenir fermée, simple ligne verticale bleue dans la brillance argentée, je fais trembler le banc et ça énerve mon voisin, tu appuies trop fort, un stylo d’homme pour moi qui veut tellement faire fille, sans que je l’ai choisi et aussitôt sorti de dessous le comptoir de bois, il faut baisser la tête pour les voir alignés dans la vitrine en-dessous, et le petit bloc de feuilles blanches où on nous propose de l’essayer, le monsieur a dévissé le flacon d’encre bleue et délicatement y a trempé la pointe du bec d’argent, ma mère trace sa signature une fois, deux fois, me le tend et je trace les lettres de mon prénom, Anne, puis un trait ondulé comme un serpent. On a pris le bus plutôt que la voiture ce mercredi après-midi à cause des embouteillages et on a marché dans la circulation entre les voitures et les bus, trottoirs, traverser, trottoirs, jamais dans les passages cloutés, plus vite, marcher vite, être tractée, arriver au passage Lemonnier de Liège, la grande papeterie qui fait le coin et dedans la sobriété raffinée du bois partout, des vitrines aux murs et du comptoir qui fait toute la longueur, dire bien bonjour je sais sans oublier Monsieur après bonjour, du papier à lettres et des cartes de visites avec enveloppes assorties, bleu clair avec un joli grain discret et le prénom suivi du nom, faire graver le mien, ce sera pour plus tard.

3

Sheaffer, shäfer, sheaf, a package of several things tied together for carrying or storing, gerbe en anglais, shäfer, berger, shaf, mouton, lier, conduire ou suivre,

Sheaffer, bec qui conduit ou qui guide et moi, le mouton, je suis. Il est mon berger. Dommage qu’on me l’ait volé. Toujours prêt, toujours en alerte, plus de cartouches, on utilisera la petite pompe fournie avec et on changera de couleur d’encre, des années à écrire en violet, combien de sheaffer pour une vie, marque qui a survécu au temps qui passe, sheaffer retrouvé inchangé sur internet quarante ans plus tard, cadeau encore, ne plus le confier à l’arbre, je suis devenue son berger, ne pas le perdre et le guider au fil des lignes imaginaires de mes carnets sans ligne. La marque sur le majeur ne se reformera plus.

4

Sheaffer, stylo plume, porte-plume réservoir on disait

Réservoir de mots aussi mais alors je ne le savais pas

Il était mon berger et je laissais conduire son bec d’argent

indéformable incrusté dans sa bakélite noire

Stylo d’homme pour une petite fille et il aurait pu faire triste de trop de sobriété

Corps boudiné, ramassé, avec minuscule bouton blanc dans le noir de son casque

Et ça agace le doigt inoccupé et on ne saura jamais à quoi sert cette aspérité.

Sheaffer à l’oreille rappelle la langue maternelle d’une nounou disparue,

Trop tôt volé d’avoir été abandonné entre le tronc de l’arbre et son tuteur.

Stylo à la marque au goût de regret j’aurais pu le garder 10 ans,

Appuyer trop fort son bec indéformable sur la feuille du cahier,

M’appuyer de toutes mes forces comme sur un bâton de berger,

Rage de laisser une trace déjà, les mots incrustés dans l’épaisseur des pages dessous,

Le garder toute une vie si je n’avais pas voulu les mains vides pour patin à roulettes.

Stylo que je n’avais pas choisi mais qui était pour moi parmi tous ceux couchés côte à côte dans les placards muraux, vitrés de la papeterie

Du passage Lemonnier à Liège où pour la première fois j’avais imaginé mon nom écrit en haut à gauche – hésitation entre écriture manuscrite ou imprimée majuscules, couleur et grain – sur des cartes de visite et rêvé ce choix.

Toute une vie plus tard ou presque il apparaît en vrai sur la couverture du livre publié.

Sheaffer, son successeur, le mener au fil des lignes imaginaires de mes carnets sans ligne. Je suis devenue son berger.

5

On peut se demander qui guide, qui se laisse traîner. Celui qui mène sera-t-il mené lorsque les années auront passés. Que choisit-on d’égarer ? Ou qui ? Pourquoi toujours ce à quoi on tient le plus ? Ecrire pour tenter de récupérer ce que la mémoire distraite a perdu. Ecrire pour rappeler à soi ce qu’on a laissé s’éloigner. Ecrire, c’est devenir chien de berger et rappeler à soi un troupeau imaginaire.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

6 commentaires à propos de “SHEAFFER”

  1. Pendant d’assez longues années, j’ai écrit mon journal dans mon lit. Sheaffer et d’autres stylos, les draps et les doigts pleins de tâches d’encre; tellement heureuse de ne plus écrire au stylo et pourtant je les aimais, je les collectionnais, je les ai tous perdus ou plutôt ils ont disparu…
    Merci de me les rappeler, mes stylos à plume et à cartouches !

    • Merci de votre lecture et commentaire, Danièle. J’aime l’écriture manuscrite, pouvoir m’asseoir où je veux et pas à l’ordi même si je peux le transporter.

  2. De l’outil à l’écriture, magnifique parcours, me sens toute proche de ce texte. C’est très important le stylo (ou crayon) et vous lui rendez sa place. moi je pense qu’on devrait les tatouer, on le fait bien avec les chats…

    • Merci Catherine, le tatouage, bonne idée et d’ailleurs vous m’y faites penser sur le disparu mon nom avait été gravé… Sans vous jamais ce détail ne serait revenu à la surface.

  3. J’aime votre texte du stylo perdu dès le premier paragraphe, son évocation d’objet envolé me touche. J’apprécie votre écriture liée au drame de la perte « toujours vivace », à l’enfance, l’arbre et son tuteur, patins à roulettes, réservoir de mots… ; de ce stylo perdu, votre « écriture imaginaire » est pourtant bien réelle, physique, évocatrice de se qu’on laisse s’éloigner… Merci pour le plaisir de sa lecture.