Brasser des idées, boire des paroles, manger des mots. La cantine. C’est depuis la cantine que j’ai visité Sfax, par l’intermédiaire d’Ahmed, qui m’a dit un jour être très impressionné par la capacité qu’ont les Français à parler d’autres plats que ceux qu’ils sont en train de manger. Comme si les plats de la cantine devenaient meilleurs à l’évocation du couscous de poisson et de toutes les autres spécialités sfaxiennes. Comme si ce n’était plus si grave qu’il y ait des tâches noires sur les grains de riz, que les pâtes soient collantes et sucrées, que la quiche soit aux chips et aux knackis. Ahmed me parle des pâtisseries de Masmoudi de Sfax, boîte rose, amandes, pistaches, cacahuètes, liées au miel, glacées au sucre, feuille de brik enduite de miel, eau de rose, lukum, corne de gazelle, qu’il ramènera à son retour de vacances. Sfax, quatre lettres qui accrochent à la prononciation, quasiment hermétique, un mot qui peut presque se prononcer la bouche fermée ; on n’a pas forcément besoin d’ouvrir grand la bouche pour manger des villes. Je l’ai tellement entendu qu’il résonne dans mon esprit comme une invitation à un banquet antique, à Mégara, faubourgs de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. Ahmed se fait même livrer son poisson de Sfax ; celui de Paris n’est pas bon, les seuls qui vaillent se pêchent dans la Méditerranée, les daurades, les rougets. J’imagine qu’ils arrivent de Sfax par avion, et que par un miracle que j’ignore ils restent éternellement frais, bien plus que les daurades et les rougets de Rungis. Je passe ma vie dans son bureau, il essaie de me raconter des trucs sur les progrès en reconnaissance optique de caractère mais je le lance sur la gastronomie, en picorant les amandes qui viennent du jardin de son grand-père (j’ignore si son grand-père s’appelle Hamilcar). En en croquant une, je me vois dans un jardin, loin de Paris, loin des soucis, sur une chaise longue à écouter pousser les amandes sur les amandiers, le beau, le joli métier dirait Brassens. Et puis ça devient insoutenable, et un jour je craque ; je l’invite à la maison avec un collègue pour qu’il nous fasse enfin goûter le meilleur couscous du Maghreb. C’est le 1er ou le 8 mai, il arrive avec une couscoussière, une énorme boîte de conserve et du lait fermenté qu’Ahmed appelait Leben. Je pensais que nous nous apprêtions à manger la spécialité de Sfax, le couscous aux poissons, mais ce n’est pas ça qui nous attend. Dans la boîte de conserve, immergées dans un bon litre d’huile d’olive rougie d’harissa, au milieu des lupins, de pois chiches, des oignons, des morceaux de carottes et de courgettes, il y a deux espèces de balles, grosses comme des choux, dont la couleur se situe quelque part entre le marron et le gris. Ce sont des osbane, que j’aime imaginer cuits par macération dans l’huile d’olive le plus lentement du monde ; de la panse de mouton farci d’un mélange de tripes et d’épinards. J’aurais passé mon tour, si on me l’avait décrit comme ça. C’est un délice. À aucun moment je n’ai l’impression de manger de la viande. Les lupins et les pois chiches craquent sous mes dents, la semoule gorgée de sauce à l’huile vient sécher sur ma langue, ensable mon palais. Et puis le feu dans la bouche, une brulure violente d’harissa. Il faut laisser prendre un peu l’incendie, pour mieux l’éteindre avec un verre de lait fermenté, m’explique Ahmed. Je recommence le jeu jusqu’à ce que le plat soit vide : craquement, assèchement, ensablement, incendie, extinction des feux. Quand Ahmed rentre chez lui, je suis à deux doigts du coma diabétique. Quel pied ! Quand j’irais en Tunisie, pas la peine de m’arrêter à Sfax, j’ai dévoré la ville.
Bonjour Pierre-Emmanuel
Magnifique le plein de directions où se déploie le texte, les changements se font sans bruits mais ça avance et évolue, j’aime beaucoup.
Merci beaucoup Catherine! Ton commentaire me fait chaud au coeur, ça n’a pas été sans mal cette histoire…
c’est une belle histoire qui démarre. Je me suis laissé entraîner. Ca pourrait continuer même peut être?
Merci beaucoup pour le commentaire! Effectivement la fin est un peu abrupte, je ne savais pas comment finir mais il fallait bien finir, et je ne voyais pas trop où aller ensuite
On te suit dans le déroulement de ta pensée et de ton texte. C’est ça qui est fort !
Merci beaucoup Danièle! Mais ça a été franchement compliqué de freiner les cheveux pour écrire simple et se concentrer sur ce déroulé. Je ne devais pas avoir les idées très claires. En tout cas, très heureux de vos commentaires!