C’était en 1965, elle m’impressionnait et je ne sais toujours pas pourquoi elle m’avait repérée. Son cours de français s’adressait aux élèves qui suivaient avec elle ceux de latin et de grec (de grec surtout). Les références courraient d’un cours à l’autre au-dessus de la tête des autres filles.
– Vous voudrez bien nous faire un exposé sur l’attribution du Prix Nobel à Lwoff, Jacob et Monod ?
J’avais dit oui et demandé à mon père de me garder l’article du Monde.J’avais découvert Watson et Crick, la structure en double hélice de l’ADN, le contrôle génétique de la production des enzymes.
J’étais fascinée par sa poitrine, le décolleté de ses robes (toujours noires en jersey), sa façon de s’asseoir sur le coin de son bureau jambes croisées, provocantes ; elle appréciait ce que j’écrivais. Je me souviens qu’elle parlait de l’Algérie et que c’était intense. Jamais elle ne disait la guerre qui l’avait contrainte au retour en France. Elle lisait Noces de Camus et disait la plage de Tipasa comme si nous y étions. J’en sens encore les odeurs et j’entends le bruit de la mer quand j’y pense. Elle lisait en grec la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa pour parler de pudeur et de liberté des femmes. On ne comprend pas grand-chose à 15 ans.Peut-être nous avait-elle dit que nous étions des oies blanches. Pourtant non, jamais elle n’était négative, juste extrême. C’est cet été-là que j’ai fait l’amour pour la première fois, pour en savoir un peu plus.
On ne comprend pas grand-chose à 17 ans, mais on se pose des questions. Des questions sur le mépris qu’affichait à mon égard la prof de philo de terminale, son ancienne élève, très enceinte en septembre et jamais remplacée pendant cette courte année 1968.
– Vous ne maîtrisez pas le raisonnement philosophique, 5/20.
Deux conceptions du monde en conflit : la faute à Camus ou la conséquence d’une rupture amoureuse entre ces deux femmes ? Sans importance ! J’ai quitté le lycée bien avant la fin de l’année, elle a poursuivi ses cours jusqu’à la fermeture des établissements. Il ne me reste rien d’elle, même pas son nom, juste des mots sur mon livret scolaire (perdu) de l’époque : « présentée au concours général de français », un sésame pour l’épreuve du bac en français et en philo. Et peut-être beaucoup plus.
Mystère de la mémoire qui revient et d’internet.
Elle s’appelait Colette Louise Suberville (1915-2002), fille d’un intendant militaire de 1ère classe en retraite, reçue première à 22 ans à l’Ecole Normale Supérieure de Sêvres, sortie cinquième sur 230, agrégée de Français, latin, grec, nièce de l’écrivain Jean Suberville auteur de nombreux ouvrages et récipiendaire de plusieurs prix de l’Académie
