Il est une fois, une seule à ce moment-là, une base carrée encastrée, aussi carrée qu’un carreau de cahier d’écolier qui cale et cadre la pointe travaillée du crayon, grise du béton coulé à la base de sa base. On pourrait la deviner puis la croire fermement posée sur une autre base, par son poids fermement peser sur l’autre base. Mais non, sa base carrée est scellée par des petits ronds. De nombreux petits ronds qui, en s’approchant, s’élargissent, grandissent, occupent tout l’espace de l’œil rond qui les observe. Ensemble d’abord, de débord en débord ensuite, puis un à un jusqu’à ce que le rond pointé de l’œil soit de la même taille que le rond de l’œil qui le regarde, à se demander lequel des deux ronds fixe en vrai la base carrée observée… puis oubliée parce que chassée par le rond des ronds à l’intérêt plus fort que le carré de la base carrée. L’œil rond fatigue, ferme sa paupière, scelle deux franges de cils, met du noir sur le gris de la base carrée imprimée et du plat sur le rond qui scelle le carré sur l’autre base indéfinie encore. Respirer. Inspirer cette odeur de lavande du bas-côté, expirer une rondeur mêlée d’images rétiniennes et de senteurs bétonnées de mauve et de bleu. Avec lenteur, s’ouvrir à nouveau et prendre le risque de s’exposer à cette couleur assignée l’instant d’avant. Précaution bien inutile, à peine ouverts, le rouge saute aux yeux, les saisit, presque une brûlure sous la lumière d’un soleil de midi. Avoir très chaud tout à coup ; ressentir ce rouge aux écailles mordantes. Un rouge franc, aussi franc qu’une éraflure sur la peau qui perle son sang à sa surface. Le rouge s’étale en courbes, bute sur les arêtes, s’écorce à la ligne verticale, se divise à l’horizontale et s’agrippe de toute sa couleur de la base au sommet. Il rutile à l’arrière, s’affaiblit au contour et s’efface avec mollesse à l’avant. Une enveloppe de couleur à l’histoire pourtant franche et sincère en ce qu’elle dit et révèle d’être ainsi soumise à l’exposition : rouge des confusions où se mêlent et se confondent les vents, les soleils, les pluies passés ; rouge des mémoires, celles des fonctions, des utilités, des utilisations, des urgences, des risques, des dangers, du feu au rouge sang. Peau et prunelles échauffées, des larmes de chaleur aux rives des paupières invitent au déplacement vers l’ombre. Une seule, là , à l’arrière, celle d’un mensonge de fraîcheur offerte, promise avec une telle conviction que l’embrasement intérieur s’apaise déjà quand le regard se pose en son creux. Une anse à portée de vue, un bras dessiné accoudé au muret sur lequel les yeux s’appuient, s’alanguissent et se reposent. L’ombre est forte, presque noire. En toute transparence, le muret est là et n’est pas là en même temps. Ce bras dessiné par l’ombre occupe toute l’attention et remise loin derrière le muret qui voudrait bien exister lui aussi… à cet instant. Plus tard dit l’ombre ; plus tard répète le bras de l’ombre. Il est ainsi des présences qui s’effacent à la lumière et des mémoires qui en révèlent d’autres quand la lumière se met à part : je crains moins le feu que d’être sous l’eau, de tomber dans ses profondeurs, entre un souvenir de noyade avortée et la chaleur des braises sous pierres à brûler la peau des patates farineuses dégustées avec l’énergie étonnée de l’enfance. Eau et feu mêlés, air au vent raviveur, ravageur, artilleur, terre souveraine, native, productrice, là se tient la sentinelle en et au garde-à-vous. Une base carrée, un rond plus gros que le rond de l’œil rond qui l’observe, un rouge franc qui s’étale, s’écaille, qui s’agrippe et accroche à sa tonalité des confusions, des présences, des mémoires, des feux, des vents, des pluies, des soleils souverains. Avec l’ombre d’un bras qui n’existe pas, posé sur un muret qui existe et qui pourtant s’efface derrière ce qui n’existe pas en apparence, quand la lumière se met à part ; et quand elle reprend ses parts, l’ombre se déplace, file se cacher, se nicher plus loin laissant à nu et à vue le sol, la base, les lignes verticales, les horizontales, les obliques, les courbes, les arêtes, le rouge et ses écailles et cette fissure qui découvre enfin l’entièreté de la sentinelle qui dit le feu, l’eau, le vent, l’incendie possible. Le temps la met à l’épreuve de l’usure bien avant celle de son usage. Il est de ces objets que l’on croise et rencontre aux coins des rues, sur le chemin, érigés, stables, statiques, imperturbables. Représentants de la sécurité tels les feux rouges, les lampadaires, les affichages, les panneaux signalétiques, les bornes de bords de routes, de rues, de chemins. Et puis il y a cette borne d’incendie, rouge, sentinelle verticale vissée au sol, à l’épouser, à s’ancrer dans ses profondeurs, utile et sécuritaire. Inutile et laide avant d’être rattrapée, en l’esprit, par sa fonction affichant une certaine beauté liée à l’ordre, à la protection, à l’assurance de se tenir prête pour le devoir d’assistance. Autant de bornes-sentinelles que de coins, d’angles de rues différents. L’eau se tient au même endroit, partout en dessous, en une nappe phréatique épaisse, lourde et abondante d’eaux en remous. Une eau prête à remonter et qui remonte à la moindre pluie. À trop l’éprouver par les creusements de sol, elle envahit et reprend son territoire, et les maisons s’effondrent. L’eau à fleur de base, la sentinelle guette en pays de feu, de vent, de terres cassées, fracturées. La sentinelle lutte et défend son espace, en pays d’eau, entre et contre les éléments. Dans mon village du Sud, sur mon chemin d’à peine quelques deux cent mètres, j’ai compté quatre bornes à incendie ; je n’avais pas conscience de l’ampleur du risque avant de l’écrire. Le premier danger affiché reste le feu, viennent ensuite l’eau souterraine, le vent Mistral, la terre par ses éboulements, ses effondrements, la puissance du soleil, la pluie en rafales avec ses gouttes lapidaires. La sentinelle résiste. À écrire de mémoire, d’un souvenir pourtant si proche, la réalité s’échappe et se troque. Nulle base carrée inscrite au réel mais une réminiscence qui s’impose de ce qui se dit stable, assuré, pragmatique : carré, cadré. La borne à incendie est encastrée dans le sol, celui qui se voit est granuleux de graviers et de sable cimentés, gris-jaune à pointes blanches et noires. Au centre, une fissure qui prend naissance à la base de la borne, qui dit l’eau, la chaleur, la dilatation… Il était midi, ce mardi 23 juillet 2019, dans une rue de mon village du Sud. Le ciel était limpide, pas de vent, l’immobilité régnait et neutralisait les éléments, trente-cinq degrés à l’ombre, quarante-cinq au soleil. Le silence. J’étais seule, là, à prendre cette photo, à saisir cette borne-sentinelle, à donner du mouvement à ce moment. Je m’accordai au silence et à l’immobilité, coiffée du bleu du ciel, enveloppée d’odeurs, de sons en mémoire grouillant à l’oreille, un goût salé sur le bout de la langue, de sueur et de sel de mer envolé… Et puis les arbustes, les murets, et puis la borne devant, là. Une rue comme il en existe ailleurs, d’un village comme tant d’autres, d’un bout du Sud sous le même soleil, la même température, la même absence de vent, à cet instant. Sous nos bases, des sources d’eau de rivières qui se conjuguent et fuitent vers les nappes phréatiques. L’eau, la terre, le vent, l’espace, le feu, l’esprit… Il est des ciels, il est des terres, il est des mondes, il est du feu et de ses sentinelles… Je ne sais pas, ou plus, si cela s’est réellement passé ainsi.
Votre « Sentinelle » que l’on pourrait marquer comme « confusion » et j’ai plaisir à retrouver dans ce nouveau texte que je lis de vous cette confusion offerte dans le précédent « De l’infinitif ». J’aime le rouge de votre sentinelle qui « accroche à sa tonalité des confusions, des présences, des mémoires, des feux, des vents, des pluies, des soleils souverains », phrase qui résume assez bien toutes nos extériorités décrites par affinité. Merci.
Oh merci beaucoup Cécile pour ce beau retour argumenté et qui me touche. J’ai creusé, suite au retour de François Bon , un autre aspect de ce texte et vais en poster une deuxième version dans la soirée. Merci encore !