Tôt ce matin, ils sont arrivés et ont rassemblé les prisonniers dans les coursives. Le capitaine chargé de l’exécution des condamnés a sorti sa liste et, comme chaque fois, il a commencé par lire les prénoms des condamnés par ordre alphabétique en prenant soin de faire une longue pause avant de lire leurs noms de famille. Il a fini la série des José et des Pedro. « Manuel ! » commence t’il à crier avant de suspendre sa voix dans l’air déjà chaud de ce mois de juillet, très satisfait de l’effroi et de la peur qu’il lit sur tous ces visages creusés par les privations, le manque de sommeil et l’épuisement des travaux imposés, non sans provoquer les rires des quelques soldats qui l’accompagnent. « Manuel ! » reprend t-il, et cette fois-ci le silence se fait plus court, misérable fils de pute, crache le, ce nom, qu’on en finisse ! De toute façon mourir de tuberculose dans cette prison ou bien fauché par vos balles de sales fascistes qu’est-ce que ça change ?! Et cette fois-ci il crie « Manuel… Manuel… Brosed Brosed ! » Voilà, tu l’as obtenu ton petit effet, putain de crevure, va ! Bien sûr, comme tous les autres j’ai espéré et redouté pendant ce maudit silence que tu as laissé avant d’encaisser le choc de mon nom que tu viens de crier. Manuel soupire, tourne la tête et croise le regard de l’instituteur. Lui non plus ne verra pas le soleil monter dans le ciel de midi.
Vois ; Vois sous la colère, la peur qui jusque là était restée tapie au plus profond de toi se réveiller et déplier lentement ses mille tentacules. Ressens l’impossibilité de penser que dans quelques heures, « tu ne seras plus ». Vois le raidissement du corps qui anticipe malgré lui l’impact des balles qui vont te faire exploser le coeur ou la tête. Sens la peur de la douleur, des quelques secondes ou minutes d’agonie. Peur de ne pas pouvoir affronter leurs regards, de pleurer, de perdre ta dignité. Ton corps enfoui dans la terre et sans doute recouvert par l’oubli. Sens la peur qui vient te sucer le sang et te ronger les os avant de jeter les morceaux de toi-même aux quatre vents. Sens l’emprise de ses mains invisibles qui tentent d’étouffer tes derniers désirs. Son souffle qui tente d’éteindre l’éclat de ton regard. Ses lèvres pâles et minces qui murmurent à tes oreilles des pensées comme des poignards et qui voudraient te faire boire les derniers balbutiements des mourants. Tu ne seras plus. Tu ne seras plus. Tu ne seras plus.
Sens la peur.
Sens-la.
Sens.
Codicille : Je suis parti d’un personnage qui, au départ, a bel et bien vécu mais dont j’aimerais raconter la trajectoire sous la forme d’un récit ou bien d’une fiction, je ne sais pas encore. Travailler à partir du texte de Christine Jeanney et sur Manuel m’a ramené à la sensation de peur ressentie lorsqu’on m’a annoncé la présence d’une tumeur cancéreuse dans mon corps et qu’il fallait dézinguer au plus vite. Ce qui est chose faite depuis quelques mois. J’ai bien senti que mon texte allait me faire passer assez vite de la peur à la douleur de perdre la vie, j’ai donc essayé de garder le focus sur la peur. C’est un texte que je reprendrai sans doute si je mène à bien mon projet. Les procédés du capitaine sadique viennent d’un reportage de la télé espagnole sur la répression franquiste pendant et après la guerre civile espagnole dans la prison de Zaragosse. Manuel Brosed Brosed est l’une des milliers de victimes de la guerre civile et il a son nom sur le mémorial du cimetière de Huesca. La fin du texte est inspirée du poème d’Alejandra Pizarnik, « el miedo », « la peur », en français.
4 commentaires à propos de “Sens la peur”
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Merci encore Nicolas pour tes textes qui m’emmènent et que j’aime.
Merci Clarence, c’est encourageant!
il y avait ce livre de Javier Cercas {Les soldats de Salamine} – tu (c’est un « tu » conventionnel pour marquer une espèce d’égalité devant la consigne) dois le connaître je suppose – ce « sens-la » m’y a fait penser…Bonne suite donc
Oui, j’ai lu ce livre il y a longtemps. Il y a toute une littérature très intéressante sur la question de l’irradiation de la guerre civile dans la vie sociale et politique espagnole. Ces dernières années on a mis le focus sur la répression franquiste pendant et après la guerre (jusqu’au début des années 50), sur la question de la « mémoire historique » comme on dit là-bas, notamment à travers les fosses communes dans lesquelles ont été enterrés les victimes des fascistes espagnols. Merci en tout cas, Piero. Je ne sais pas encore où me mènera ces histoires qu’on m’a racontées. Pour l’instant elles ont eu une destinée pédagogique dans mes classes de lycée en attendant l’éventuelle concrétisation d’un travail d’écriture!