Le café s’appelle « La longue pause ». Il ne sait pas qu’avant cela s’appelait « Au relais du voyageur », à l’époque où Longuevielle avait une gare. Enfin, une gare non, plutôt un arrêt avec une petite maison à guichet pour acheter son billet et entendre le sifflet permettant à l’omnibus de continuer à faire tous les villages jusqu’à la grande ville. Il ne sait pas qu’il y a eu une gare ici. Même certains habitants ne le savent pas, ils sont trop jeunes. Enfin, jeunes c’est beaucoup dire. Il y a quelques adolescents et jeunes enfants dans le bourg, mais la moyenne d’âge des habitants est celle d’un village à la retraite.
Ce sont surtout « les anciens » qui sont dans le café à cette heure de la journée. En pleine semaine à 16 heures, c’est normal. Ça le motard s’en aperçoit en rentrant dans le café. Il demande un Perrier et s’installe dans un coin, sur une chaise en bois, cannage blanc et rouge imitation café parisien.
La patronne s’appelle Louisette. Elle aussi pourrait être à la retraite, mais elle veut garder le café, elle est le centre du village après tout. Son fils, Marcel, tient la boulangerie, comme son grand-père et son arrière grand-père avant lui. Louisette aurait du reprendre la boulangerie, mais elle est tombée amoureuse de Guy, le fils du bar-tabac. Alors elle est devenue « la Louisette » qui sert au bar et discute avec les Longueviellois et les Longuevielloises. Elle en a vu des histoires se raconter ici, se nouer et se dénouer dans le café ou sur sa petite terrasse. Mais Louisette a toujours été assez intelligente pour ne pas rentrer dans les histoires. Elle avait son Guy, son café et son fils, c’est tout ce qui lui importait. Guy est mort il y a deux ans. Depuis c’est plus dur, il y a plus de travail, mais on l’aide. Le village est conscient que le café et la boulangerie sont tout ce qui lui permet encore de mériter le nom de village.
Hormis la salle des fêtes qui est presque toujours fermée, le seul endroit où on peut se croiser, papoter et s’engueuler, c’est encore chez la Louisette. Personne ne dit « à la longue pause », on va chez la Louisette. On pourrait se moquer de son prénom, ça fait un peu enfant, mais tout le monde la respecte ici, la Louisette. Puis quand on l’embête, elle sait remettre les gens à leur place. Elle a de l’argument la Louisette. Il faut dire qu’elle connaît tout le monde, les petits travers de chacun… Elle a beau traîner un peu la patte, elle a de la gouaille et le verbe assez haut pour que tout le monde profite de ce qu’elle a à dire. Vaut mieux pas la fâcher.
Mais avec le jeune étranger, elle sait se tenir. Elle sort un Perrier, met quelques glaçons dans le verre et se demande s’il faudrait rajouter une paille ou quelque chose et puis se ravise : on est accueillant à Longuevielle, mais on ne fait pas de chichi, il faut rester soi-même. Elle essuie quand même la petite table carrée avec son torchon avant de poser le verre et de décapsuler la bouteille d’une main. Il la regarde et la remercie. Elle répond « de rien », machinalement, comme pour ne pas rester trop longtemps dans le sillon de ces yeux bleus profonds.
Elle va discuter avec ses habitués, les trois ridés qui jouent à la belote et leur demande qui gagne. Ils savent que c’est une diversion, comme pour ne pas donner trop d’importance au nouveau venu, mais lui semble ne pas s’en apercevoir. Il boit tranquillement. La Louisette retourne derrière son zinc. Elle a fait installer un petit plan incliné à la place de la marche qui était derrière la caisse, ça la fatigue moins. Elle se met à essuyer des verres et regarde l’inconnu en coin. Il observe dehors. Elle ne sait pas s’il regarde sa moto ou les maisons qui sont posées côte à côte comme des bateaux endormis. Elle se demande où elle a déjà vu ces yeux bleus, ne trouve pas, mais pressent que cela n’est pas de bonne augure. Un peu comme lorsqu’on se réveille d’un rêve qu’on a oublié mais dont on garde l’impression en soi.
Belle rencontre avec les clients du café, les mouvements du corps de Louisette , ses gestes, et par petites touches, Longuevielle devient un univers en mosaïque d’histoires
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