Il peut continuer à pieds mais il y a les bandoulières de son sac à dos; elles lui cisaillent l’épaule, celle de droite surtout, usée jusqu’à la corde et rafistolée avec un bout de corde trouvée au fond du sac. Il ne sait pas que la corde qui lui permet de faire tenir la bandoulière de son sac à dos, et qui lui blesse l’épaule, est une corde qui a servi à attacher un chien. Un chien volé. Un chien qu’on battait. Il a ramassé cette corde avant de monter dans le train. Il a aussi ramassé un livre. Il ramasse tout ce qui peut lui être utile, même une pierre. Il ne sait pas qu’à la page trente trois de ce livre il est question de sillons que les Indiens creusent dans la hampe du bois de leurs flèches ; qu’ils les nomment : « lignes de foudre ». Il ne sait pas qu’il ne lira ni cette page ni aucune autre page de ce livre trouvé sur sa route. Il ne saura pas à propos de la ligne de foudre … les gouttes de sang… la piste… le gibier blessé à mort Moi c’est dans trois stations après j’ai encore une heure de route c’est que je ne suis pas arrivée et surtout ne vous fiez pas aux horaires par ici les… Il ne sait pas que l’heure de route qu’il reste à la femme après qu’elle est descendue du train elle doit la faire à moto dans la montagne. Que la route sinue. Qu’il y a des éboulis. Il ne sait pas que quand la femme passe le calvaire qui se tient à mi chemin en bordure de la route, elle crie. La récurrence de ce cri, il l’ignore. Il voit le trou. Il voit la mouche elle se débat dans la fibre d’un cocon. Ce doit être un nid d’araignée. Ses pattes emprisonnées. Il ne sait pas que la mouche est une Sarcophaga (de sarcos : chair et de phagein : dévorer) Carnaria (viande) ou une mouche grise dite mouche de la viande. Il a noté — il a même photographié avec son œil— que la tête de la mouche est noire avec une pellicule poudreuse comme on en voit sur certaines fleurs ou fruits, un peu argentée — pruinosité, c’est le nom—; il ne connait pas ce nom. Cherchera-t-il jamais à recouvrir les détails qu’il relève, dans son souci constant de précision, d’un nom qui les subsume ? Il a enregistré les yeux rouge-brunâtre de la mouche. Il a noté la bande frontale noire et les antennes tirant sur le brun-rouge. Il a photographié avec son œil la transparence de ses ailes. Il a goûté leur luisance, leur reflet bleuté. Il a imaginé leur éclat dans la lumière. Il ne sait pas que la mouche va pondre. Il ne sait pas que c’est une femelle dont les œufs peuvent éclore dans son abdomen avant la ponte. Des œufs éclos sont-ils des larves ? Il ne sait pas non plus que la durée de vie moyenne d’une mouche est de 19 jours. Il n’a pas vu que la mouche a trois paires de pattes fixées au thorax et que ses pattes disposent, à leur extrémité, de deux griffes avec lesquelles elle peut marcher sur toutes les surfaces (toutes les surfaces), c’est un point qui pourrait avoir son importance. Il pense aux ailes. Il s’est fixé sur les ailes. Comme dans le rêve ancien. Il s’est fixé sur l’idée du vol. Voler pour abolir au plus vite la distance qui le sépare d’elle. A vol d’oiseau a-t-il pensé. À vol de mouche doit-on rectifier. C’est à cause de la femme du train. C’est elle la première qui a parlé d’une aile. Elle a désigné sa blessure à l’épaule. Cette tâche dans votre dos ce n’est pas une aile qui pousse que je sache. Il ne sait pas que sa blessure s’aggrave. Il s’est habitué à la douleur. Il ne peut pas voir que la blessure suppure suffisamment pour attirer les mouches. Il lève la tête pour regarder le ciel. Il entend le vent. Il entend le vent, pas les voix, ni les accords de guitare. Il ne sait pas que derrière la gare — de là où il se tient il ne peut pas voir— il y a un campement de gitans. « Des bouffeurs de hérissons » on dit, d’où il vient. Il ne sait pas que sur ce terrain poussent des asphodèles, et des acanthes, qu’entre les figuiers de barbarie couverts de fruit circulent des chevaux et des poules, des enfants demi nus. Il ne sait pas que les hommes et les femmes sont assis en cercle. Que certains pleurent. Il ne sait pas qu’un enfant est mort. Il ne sait pas non plus que la mouche Sarcophaga Carnaria est nécrophage et qu’on l’utilise en médecine légale pour estimer la date de décès d’un cadavre. Que probablement le légiste s’est servi de larves de cette mouche pour dater la mort de l’enfant. C’est alors qu’il l’entend. Il entend les frottements de son eau. Loin. Sur la jetée. Se sont ses bleus qu’elle fracasse. Il l’entend dans son infinie turbulence.
bravo pour l' »incorporation », le tissage, les deux paroles/regards
Oui, cette incorporation est une idée géniale. Tout s’imbrique et se développe. J’ai beaucoup aimé le contraste entre les précisions scientifiques, le campement de gitans, l’état de la blessure qui s’aggrave. Le narrateur gagne une énorme importance avec ce nouveau texte, il est tout aussi inégmatique que son personnage !
Merci Chère Helena …
qu’elle magnifique idée nathalie de tisser les deux textes ensemble. ça fonctionne très bien, ça se nourrit et se complète et ça ouvre des possibles. je vais y réfléchir…
Merci beaucoup pour le retour de lecture Dominique … le tissage j’aimerais bien qu’il perdure
une voie/voix à creuser et expérimenter, oui. tu as raison, à tenter!
Je suis d’accord avec Héléna. Le passage aux données scientifiques est décoiffant et fonctionne très bien. Tu me connais, me sens un peu perdue du coup. Mais je sais que ça prend. Tu as ton narrateur, on dirait. Merci.
Chère Anne … je dérive et je sais à peine nager
vraiment curieuse de voir comment ça se tisser cette affaire, et admirative de voir comme tu plantes cet univers
Curiosité partagée un long chemin à tenir. partie au fil de … quelle embuche à venir? admirative de ton projet
Un tissage diabolique…J’aime !!!Merci…
Merci Emmanuel