Elle est entrée dans la déchirure. Elle fait corps avec elle, cette étroite parcelle de partage des vies. Entre un avant où il n’est plus possible de revenir et un après dont il va falloir bâtir à mains nues les degrés à gravir. Peut-être y-a-t-il une sorte de vertige entre ses tempes lors de la décision, peut-être de la rage, ou peut-être encore cette phrase qui cogne depuis plusieurs jours il faut partir sans rien dire. Elle est là sur le quai de la gare, un sac à dos arrimé aux épaules, comme lorsqu’elle était plus jeune, le billet composté dans la poche et elle attend que le silence s’installe en elle, que les pensées nocives disparaissent, que les tremblements se calment, et la venue du train. Elle se sent à l’affût de signes extérieurs pour conforter son choix, et il ne lui est pas difficile d’en trouver: cette odeur de lavande ce matin en passant devant une boutique de savonnerie, cette affiche sur un mur où des coquelicots semblent cracher tout leur sang, une sonnerie échappée d’un téléphone avec quelques notes de Vivaldi, des riens dont elle se revêt pour l’aider à monter sur les marches du train, passer l’outre-seuil. Une fois à l’intérieur, ce sera comme si elle était déjà loin. Elle change de train dans une deuxième gare, sent bien que tout se ralentit, prend enfin la mesure de ce qu’elle souhaite. Elle attend un bus qui ne vient pas : ce n’est pas le bon jour, la bonne heure, le bon endroit. Elle s’interroge, se demande pourquoi elle n’a pas, tout simplement, pris sa voiture… Elle se plante au bord de la route, sans trop se poser de questions et lève le pouce. Elle n’attend pas très longtemps. Une femme entre deux âges s’arrête, lui propose de monter, à qui elle indique en posant son doigt sur une carte la destination dont elle souhaite se rapprocher, sans vraiment trop savoir le pourquoi de ce choix. Le nom peut-être, et pourtant elle ne le prononce pas. Le livre qu’elle a lu il y a peu, qui a fait étincelle. La conductrice sourit et lui dit qu’elle la déposera tout près. Elle connait, mais il n’y a pas grand chose à cet endroit, ajoute-t-elle. C’est parfait répond alors celle qui ne sait pas vraiment ce qu’elle fait là. Parlent-elles pendant le trajet, elle ne s’en souvient pas… Elle pose le regard sur le piège à rêves, accroché au rétroviseur, qui oscille avec les mouvements de la voiture, et laisse ce qui lui reste de pensées s’effilocher comme le bord de son foulard bleu qu’elle triture machinalement, faisant de courtes tresses avec les bribes de tissu qui pendent aux extrémités. Une musique se déploie, une sorte de blues qui lui plait bien, chantée d’une voix caverneuse, qui se marie bien avec ses émotions. Elle n’a plus de notion d’heure, sent juste la faim qui commence à la tirailler, se souvient d’un sandwich avalé sur le quai de la gare. La voiture la dépose au bord de la route, la conductrice lui dit : voilà vous êtes arrivée, c’est là, vous êtes sûre que je vous laisse ici, c’est désert. Elle opine de la tête, prend son gros sac sur la banquette arrière, l’ajuste sur son dos en remerciant de la main. La conductrice la rappelle: tenez, vous en aurez plus besoin que moi, et lui glisse un sac en papier avec quelques gâteaux, barres de céréales et des fruits. Un nouveau signe de la main. Puis plus rien. Le silence. Un arrêt sur image. Le ciel semble serein avec juste ce qu’il faut de nuages pour paraître habité. Un oiseau dont elle ne sait rien lance un cri, peut-être lui souhaite-t-il la bienvenue, enfin c’est ainsi qu’elle veut le lire… Elle ne sait pas encore si elle est emplie de sérénité, mais elle veut croire qu’elle est déterminée. Sans plus jeter de regard derrière elle, elle ne sait pas si elle s’enfonce dans le paysage ou si c’est le paysage dressé devant elle qui lui ouvre ses portes.
Quel beau début avec cette référence à la déchirure ! Cet entre-deux si bien donné. Merci, Solange. Attendre que se dissipe le flou ou que le paysage la laisse réapparaître.
Je ne sais pas si le flou va se dissiper car je navigue beaucoup dedans!
Merci pour vos regard à toutes deux!
J’ai été touchée par cette déchirure, ce « partir sans rien dire » et le dessaisissement qui s’en suit, le début d’un vrai voyage et la beauté de cette incorporation au paysage
Et comme c’est difficile de se dessaisir! Heureusement il y a l’écriture pour ça…