C’était la première fois que nous venions dans cette ville où tout allait trop vite. Même le dimanche. Les voir tous au coude à coude sur les trottoirs, courir presque, s’engouffrer lave humaine dans les escaliers et les couloirs du métro. À notre arrivée on s’était instinctivement accrochés du regard, ébranlés par le même étourdissement et son léger relent de honte provinciale, requérant chacun de son reflet dans l’autre la confirmation de ne pas rêver, ni d’avoir vacillé dans un univers insaisissable. Je m’en souviens encore, ce moment où. Plantés, valises à nos pieds, dans la flaque de nuit qui clapotait sous les pas pressés d’autour. On s’était regardés moitié rieurs moitié gênés, on s’était avoués en soupirant qu’on se sentait ploucs, pas comme si on venait d’un petit patelin pourtant, mais rien d’autre que ça qui venait de s’entre-dire à demi-sourires, entre amusés et un peu largués : des ploucs, tatoués et encombrés dans leur gaucherie de paumés.
Évidemment les jours suivants S. a voulu nous faire découvrir la capitale. Vous étiez tous les deux devant, lui très grand, toi petite, invisible à ses côtés derrière les dos les épaules les nuques de la foule qui nous séparait. J’essayais de garder les yeux sur la tête rasée de S. ou peut-être est-ce qu’il avait sa casquette verte ? J’avançais, tiraillé entre la crainte de me laisser distancer, que vous vous fondiez irrémédiablement dans la cohue, et le désir de ralentir, tout arrêter, juste un instant, pour épingler des aperçus de ce vertigineux bordel.
C’est le chien qui a fait trou. Un berger allemand. Assis sur ce trottoir d’avenue commerçante, langue pendante, une chaîne brillante et lâche autour du cou, prolongée inutilement en une mue courbe d’anneaux métalliques abandonnés sur le sol ; un bel animal (fier et beau comme celui de mon enfance éternelle) dressé comme un récif impassible au milieu du flot infini des chaussures des jambes des mains des bassins, flux soudain déchiré pour contourner la bête aux yeux tristes, comme ils ont parfois. Derrière le chien sentinelle et son liseré d’écume légère sous la gueule entrouverte, l’homme est couché à plat ventre ou sur le côté, je ne sais plus, c’est vieux maintenant. Il a une trentaine d’années, peut-être plus, un collier de barbe le vieillit un peu. Je revois le gros sac bosselé en toile décolorée, (son ramassis d’affaires je me dis), calé tout contre son dos. (Alors je pense il était plutôt sur le côté). Je revois également ses bottes, noires, des rangers à semelle épaisse, couvertes de poussière et râpées, ternies, pétries d’usure, de plis et de fatigue, puis les jambes longues et fines, le pantalon beige maculé de taches et traces grises, en tissu épais, les grosses poches à rabat sur les cuisses, sur les fesses, le vêtement baroudeur, le pull bourru et vert, style chandail des gardes-forestiers, avec les épaules recouvertes de cuir ou ce qui ressemble, ces plaques vert foncé ou peut-être marron cousues sur les grosses mailles, les cheveux mi-longs, bruns, frisés. C’est peut-être là que j’ai vu le collier de barbe en fait, je me mélange, c’est beaucoup de temps passé. Aussi les deux poings pâles posés sur le sol, de chaque côté du visage blanc encadré de noir, (là chaque fois je pense il devait être allongé sur le ventre forcément, mais c’est trop confus tout ça en vrai) ; en tout cas je suis certain qu’il tremble tout son long d’un vif frisson qui n’arrêterait pas, filerait sans cesse depuis le bout des rangers jusqu’au cou et recommencerait, une résille de convulsions pourtant sans vrai début ni fin, si bien que parvenues aux épaules je vois le dos se creuser comme pour en recueillir les ondes puis tout soudain les épaules se soulèvent explosent et tressautent en longs sanglots inaudibles ; il a deux larmes silencieuses et infinies, comme au ralenti, des hoquets muets accompagnent les secousses, la bouche s’ouvre et se ferme comme les poissons tirés sur la berge happent en vain la vie qui vient à manquer, et tout ça s’évanouit dans la rumeur informe. La pâte humaine se presse me bouscule me pousse se referme les engloutit les oublie lui et son chien de proue.
Je m’en retourne souvent vers eux désespérément lâche et trop tard dans ce trou où il aurait fallu que je me m’arrête ; je les revois en écoutant à la radio cette histoire de ceux d’une association, partis pour voir, pour essayer, pour mesurer, partis passer un jour ou deux, une nuit ou deux à la rue sans rien, et raconter l’usure infiltrée jusqu’aux nerfs jusqu’à l’évidement, jusqu’au trognon rongé de la moelle et le fil élimé de la dernière corde d’os, raconter comment en quelques heures à peine l’abrasion minutieuse et terrible du nulle part pour tout, nulle part pour se coucher nulle part pour dormir nulle part pour boire nulle part pour manger nulle part pour chier pour pisser nulle part pour se cacher nul visage aucun reflet pour lui qui s’accrochait encore à ses lambeaux de vie que la foule ignorait et défaisait ; alors pensait peut-être encore à se lever, ramasser sa mince peau d’humain, ou sinon qu’il allait crever au milieu de tout ce bruissement vide ou même déjà pensait plus rien, juste devinait devant à l’ombre étroite l’échine du chien veilleur aux yeux tristes comme des fois ils ont, sentait à l’éclair sur le sol la boucle de la chaîne inutile et son éclat brûlant au milieu des absents qui passaient et hurlait l’impossible cri exténué de sa plaie ouverte, sa bouche à nuls mots vers notre procession d’agglutinés nuls humains
Comme souvent, je lis deux fois, et ici pour m’apercevoir que « les sanglots » avaient occulté le contenu du dernier paragraphe. J’étais partie dans des images similaires. Le trou… qui souligne la distance entre la sensation d’être plouc et celle de n’être plus rien, et celle d’être encore moins que rien, en voyeurs de la souffrance, c’est presque un tropisme, non, ce détail dans le décor qui nous fait sombrer « autre part » ? Je ne sais pas si je suis dans le tropisme ou pas finalement, c’est comme ça que j’avais compris ceux de N. Sarraute…
Bonjour Marlène. N’ayant pas lu tropisme de Sarraute (mais je vais de ce pas.. ) je ne peux pas répondre précisément à ton commentaire (je m’autorise le tutoiement !) Par contre oui tout à fait d’accord avec ce constat qu’il existe des images – des situations – des mots qui font brèche et viennent parfois me faire basculer – et fonctionnent aussi comme une béance à laquelle je reviens – me retrouve convoqué, dans l’exigence je crois « d’en faire quelque chose » – c’est à dire m’affranchir un peu plus de mes propres zones de cécité, c’est jamais fini et si seulement ça pouvait aider à plus de liens et d’ouverture…
Ah ! cette « exigence d’en faire quelque chose »… à laquelle je ne me tiens pas et qui pourtant vient m’assaillir à la relecture de notes… Tes textes reflètent toute ton humanité, je voulais te le dire il y a longtemps déjà… et ton commentaire vient me le confirmer.
Hélas bien des hélas Marlen ! Je suis loin très loin d’être toujours à la hauteur des exigences en question et le récit qui a généré cet échange en est l’exemple criant. C’est fou le boulot qu’il me reste à faire (dans l’écriture et dans la vie, qui ne devraient pas être séparés!) mais ça motive d’avoir des échos comme le tien !
J’aime bien tes analyses, Marlen.
Explicite mais pas plus gai, je retrouve bien Jacques avec plaisir. J’ai écris moi aussi (dans la 3 ou la 4, moins bien, je vais m’inspirer) sur ces images qui nous assaillent en vieillissant (où se mêlent le dénuement, le manque de courage, la faute) et qui nous poursuivent des heures durant. C’est un phénomène que je veux explorer, cette porosité du mental aux souvenirs dérangeants comme une annonce de notre précarité grandissante.
Prends du bon temps tant que tu es vivant ! et bises lissiloises
Hello Danièle et merci de ton passage ! Pour le coup je ne sais pas s’il s’agit là d’une spécificité liée au vieillissement ou d’autre chose qui aurait à voir avec une « bascule » un peu comme dit Marlen, une sorte de micro-fracas (un peu comme ces impacts soudains de gravillons sur le pare-brise !) qui « réalise » au sens performatif une modification de son rapport au monde et à soi.. J’ai l’impression que ça peut également marquer un « passage » dans une « tranche d’âge » – un peu comme la première fois où on se fait appeler « jeune homme » ou » mademoiselle » et voilà qu’on s’extirpe de l’enfance, ou quand les gens te proposent leur place dans les transports en commun. (ce qui ne m’est pas encore arrivé mais a provoqué un jour une réaction furibarde de B. Pivot ! En tout cas je vois que tes entreprises se diversifient et aboutissent ! Enfin c’est sûr que j’aimerais écrire gai va savoir ! faut que j’essaie !
Ecrire gai voilà un beau projet, ce n’est pas vraiment ce que je veux dire, plutôt écrire sur la beauté du monde et des rencontres.
justement « écrire gai » devrait s’y prêter plutôt bien !
C’est très fort ce texte Jacques. La description de l’homme couché – la posture, les vêtements – avec les hésitations de regard et de mémoire qui nous attachent à ce trottoir trou chien homme. Qui nous lie à … « alors pensait peut-être encore à se lever, ramasser sa mince peau d’humain, ou sinon qu’il allait crever au milieu de tout ce bruissement vide ou même déjà pensait plus rien, juste devinait devant à l’ombre étroite l’échine du chien veilleur aux yeux tristes «
oh merci de cette lecture et de l’écho – si important – comme les reflets dans les regards quand ils sont habités !
C’est magnifique et ça fout les larmes, c’est beau partout dans l’écrit et parler de ça en si beau ça fait du bien ça répare qqch. La foule des absents qui passent, la pâte humaine… Merci.
oh… merci surtout à vous ! je ne sais trop que dire de ce sa répare qqch… peut-être juste accueillir ça qui vient d’être noté par vous ici : que les mots parfois réparent des choses alors il nous faut veiller à les laisser nous éclairer et nous apaiser, oui pour ce que vous dites, merci !
Oui, ça repare qqch de lui couché de nous qui passons de tout ce triste du monde. C’était magique, vraiment.
Entre les lignes, visualiser une image qui m’évoque les personnages tarkovskiens – que je vois un peu partout je l’avoue, en grande admiratrice du réalisateur – ; le berger allemand, l’homme couché, et le froid qui m’a parcouru, en écho avec le frisson impossible de cet homme. En somme vos mots convoquent une image de fiction, mais le malaise, terrible et bouleversant, provient de votre écriture qui force le réel à me rattraper. Merci.
oh ! merci à vous de cette lecture et oui je le crois: le réel nous rattrape par secousses – brèches dans nos images et frissons – parfois une incrustation de mémoire comme ces rayures sur une vitre.
regard du prétendu plouc – paumé – étranger sur l’homme couché à plat ventre, tous deux comme en miroir, invisibles de la foule automate mais vivants, et dans le fond il semble que ce regard de l’un sur l’autre soit tout ce qui existe et persiste – le reste a été emporté, mélangé à la pâte