JOUR #1
Sable. En avoir un grain et puis plusieurs. Un nombre limité. Numerus clausus. Pour tenir tous les déserts dans sa main. Petites perles ratées. Déchetterie, invendus de la cristallerie de Liège — un nom à retrouver —. Un flacon de verre fermé par un bouchon en liège. Une bande de couleur. Une bande de transparence. 2/3, 1/3 Beach Cocktail. Des mondes lyophilisés. Combien de grains déjà ? Combien de têtes réduites à un point ? De loin, un cercle, une sphère, c’est un point.
Le crissement sous la dent, le sel sur la langue, les miettes dans le lit, les paillettes des années après la soirée infiltrées dans les lieux les plus intimes du corps. Sable jusque dans les organes ? Mithridatisation ? La sécheresse du corps de Selim. L’Arénophile. L’empreinte du sable, son poids merveilleux, son poids équipe. Sa liquidité. L’aridité qui coule dans la paume.
Matière à mirage. Grain de poules minuscules aux œufs de fragilissimes coquilles. Un grain noir. Combien de plages différentes ? Combien de déserts ? Un chapelet de ces noyau d’olives. Les grains de sables : noyaux de quels fruits? Mémoire de forme. Fausses rotondité. Les doigts de Selim Bassa qui reconnaissent chacun comme un enfant. Tel tête d’épis, tel autre cabossée, et le plus petit qui se perd toujours dans la poche et celui qui refuse obstinément de se laisser traverser par la lumière.
JOUR#2
Sable. En avoir un grain et puis plusieurs. Un nombre limité à apparence illimitée, indénombrable, dénombrable cependant. Pour braver le dieu ancien qui interdit les comptes. Pour tenir tous les déserts du monde dans la main. De petites perles ratées, baroques, accidentées, partiellement translucides, impropres à laisser passer la lumière, quasimodesques, bibossues, jamais sphères, toutes imparfaites : un petit peuple étonné, dix mille fois grossi par Jephan de Villiers, nourri patiemment tête par tête à la cuillère, mais à la bouche trop petite pour qu’on entende son cri derrière la paroi de verre. Tout juste ça grince, ça grasseye, ça gravillonne, ça grrrr minuscule. Toutes ces têtes réduites : déchets, motifs tronqués, microscopiques parentes des rebuts de la Cristallerie du Val Saint Lambert près de Liège, un cheval amputé des membres antérieurs, un vase de Soisson après le passage de Clovis, une coupe spirit molle, un diabolo manqué, un éléphant détrompé, une baleine sans soutien-gorge, une pyramide égratignée comme une sphinge … et tous les débris sans visages, sans formes identifiables, poussière d’étoiles scintillantes répandue à même le sol comme cendre.
Liège encore qui bouche le flacon tenu d’un frère de la mer. Une bande de couleur sable, une bande de transparence : 2/3 + 1/3 cocktail à siroter sans la plage. Rien que l’âpre des mondes lyophilisés. Combien de grains déjà ? Combien de ces têtes réduites à un point c’est tout ? À un poing vengeur ? Un seul grain suffit à enrayer l’arme posée contre la tempe de Selim en lambeaux : Dona Sol l’enraye, elle seule, ce minuscule soleil fait femme. Son crissement sous la dent, son goût de sel sur la langue, les miettes qui démangent Heidi dans son lit, planque à pain blanc, et qui perdent Hansel et Poucet dans la forêt noire.
On raconte que si Selim est si sec c’est qu’il saupoudre sa nourriture de sable, comme Mithridate, de poison. C’est faux bien sûr, mais où cette rumeur a-t-elle pris corps, pris son corps émacié, pris son corps pour n’en faire qu’une bouchée ? Quand il rencontre l’Arénophile, la grande collectionneuse de tous les sables du monde ? Est-ce elle qui lui révèle qu’il est composé à 2/3 d’eau pour 1/3 de sable ?
L’aridité se coule dans sa paume. Matière à mirages : des poules invisibles à l’œil nu picorent les grains qui lui filent entre les doigts, puis pondent des œufs aux fragilissimes coquilles qui brillent dans la nuit bien longtemps après leur bris. Des drupes délicieuses et formidables s’inventent de chaque grain, comme d’un noyau germé dans la salive du Pacha. Il semble qu’il n’ait plus besoin de rien. Son festin achevé, les quelques grains retournent à leur cachette, cette poche sans couture de son habit le plus commun et les doigts de Selim Bassa reconnaissent chacun d’entre eux, comme la main d’un père aveugle, la tête de ses enfants chéris : celle à l’épi, la fée cabossée et la plus petite toujours perdue et retrouvée et celle du Fuerteventura, qui ne se laisse pas traverser par la lumière qu’elle a toute absorbée.
JOUR #3
Travailler sur le sable avec ce tamis des jours. Ceux du noir sur blanc, mais aussi ceux des mots flottants, que par la force des choses et aussi par une certaine sagesse et un goût prononcé pour la beauté, on laisse courir, en contemplant rêveuse, sidérée ou ricanante leur grâce, leur sauvagerie et leur impertinence magnifique. Très vite, des formes se dégagent, verres mal soufflés, comme ceux mis au rebut de la Cristallerie du Val Saint Lambert, avortons démiurges, trop nombreux à ne tenir dans aucune collection à part celle, hétéroclite qui porte mon nom et se visite comme le musée des Septennats par les jours de canicule, afin de goûter la fraîcheur et la sombreur de l’endroit, tandis que l’oeil ne fait qu’effleurer les cadeaux faramineux des souverains pour l’écrivain. — Partout ailleurs, Mitterrand était considéré avant tout comme un homme de plumes et de lettres quand pour nous, retors, renard, animal politique, passé sans ors du pays occupé jamais jugé, bifide, biface, bi-goût… — Et cela se pense au troisième jour : pour qui suis-je de plume et pour qui de plomb ? Et où vont toutes ces histoires de Sérail qui n’ont cesse de se multiplier comme les balais de l’apprenti-sorcier ? Y a-t-il après elles autre chose ? Ou au contraire ai-je trouvé la réplique de ce lieu toujours frais, toujours sombre où séjourner loin du bruit?
Je vais continuer à tamiser et une histoire de Sérail va sortir. Elle va s’allonger dans un grand salon plein de curiosités où j’entrepose la collection de ce qui tient lieu du monde pour Selim Bassa.
À travers la lentille de ce travail remis sur le métier, non à ma façon, mais à celle de l’Atelier, je vois mille fois grossi, le motif de l’objet qui résume le monde, qui le fait tenir dans la poche : c’est l’allégorie du livre, qui se décline ailleurs en lames de Mantegna dans la poche du Pacha et ici en grains de sable au nombre précis des désert secs ou mouillés dont il souhaite se ressouvenir. Le livre encyclopédie, dictionnaire, mappemonde : la mémoire, forme de puissance la plus désirable pour moi — je dis puissance en opposition à ces faux pouvoirs conférés par les machines et qui disparaissent en un clin d’oeil quand elles nous font défaut —. Mais c’est l’esprit et non la lettre de la mémoire que j’essaie d’environner à travers ces histoires de cartes et de grains : une mémoire souple, malléable, inventive, recoupée… partagée, en un mot. Le vertige du souvenir d’un lieu qui contiendrait tous les souvenirs — une pièce à l’intérieur du palais de la taille d’un palais —, spirale du sablier quand le temps est presqu’ écoulé.
JOUR #4
Les yeux qui piquent, la gorge sèche, envie d’aller faire un tour hors du bac au lieu de pousser la langue en me roulant dans le sable. Je tâtonne autour de la commande de l’Arénophile à la Cristallerie Saint Lambert pour mettre en vue sa collection. Me demande ce que Selim irait faire là-bas, comment ils se connaissent, quel est leur trait d’union…
Sur son site, la Cristallerie propose une ligne du temps, qui ne se refuse pas — une ligne de poudre blanche sur une table de verre coloré et un petit tube d’or —, un point de vue digne de celui auquel on accède au bar de l’Hotel Overlook : Les deux lustres en cristal dans le hall du palais du maharadja Gwalior en Inde constituent assurément deux références monumentales. Pesant 3.5 tonnes et mesurant 13 mètres de haut, ce sont les plus grands lustres en cristal au monde. La légende veut que l’architecte ait fait tester la résistance du plafond en menant dix éléphants au premier étage.
Le cornac de cette histoire, on le retrouve au Sérail, 20 ans plus tard, où il diligente les déplacements en groupe des invités — il est en charge de les accompagner le plus adéquatement possible de leurs lieux de récréation — salles de jeux, fumoir, terrasse, club silenzio… — à leur lieu de séquestration. Et retour. Il relate avec une acuité susceptible de déclencher des nausées les sensations du prisonnier de droit commun laissé » en observation » sous les lustres de Crystal, où un dîner féérique avait été servi pour lui seul, tandis que les éléphants traversaient l’étage supérieur. Son frère. Mais c’est une autre histoire, sans rapport avec le sable. À part celui indispensable à la fabrication du verre.
La première guerre mondiale impose quatre années de cessation d’activité de la cristallerie. Dès la fin de la guerre, les fours sont rallumés, mais un marché important a disparu suite à la fin du régime tsariste en Russie.
Le Sérail n’est pas sans connexion avec le post-exostime. Notamment de par sa fluctuante datation et le caractère omniprésent de son personnel, vivant ou mort. Mais, là encore, rien d’immédiat pour ce qui nous occupe, — même si une certaine forme d’humour du Pacha consistait à faire dîner son personnel dans le service autrefois dévolu au Tsar — cela reste très anecdotique.
Ce mépris d’une certaine chronologie, n’empêche un goût pour le mouillage dans les années 20, or… Le vase « Crépuscule » est le fruit d’une étonnante collaboration entre les Cristalleries du Val Saint-Lambert et le créateur pluridisciplinaire Philippe Wolfers. Orfèvre bruxellois, créateur de bijoux, sculpteur de diverses matières (bronze, ivoire, pierre), il va également se tourner vers l’art verrier. Entre 1896 et 1903, il collabore avec le Val Saint-Lambert et fait exécuter dix-neuf pièces uniques en cristal, d’après des modèles en plâtre et/ou en bronze. Le long col évasé surmonte un corps pommiforme, le cristal multicouche comporte des inclusions de coulées brunâtres, rougeâtres et de craquelures.
Deux chauves-souris vampirisent la surface de la panse par leurs ailes déployées. Le relief est obtenu par la technique du camée, pratiquée dans l’atelier de Wolfers qui parachève le travail en ciselant les détails au moyen d’un touret, muni d’une fine pointe métallique. Le cristal coloré est taillé progressivement jusqu’à l’apparition du motif désiré. Le décor en camée était fort prisé par Emile Gallé ; cette technique était déjà pratiquée dès l’Antiquité, par les Romains et ensuite par les verriers islamiques.
Quatre papillons de nuit en vermeil (argent patiné d’or) agrémentent la jonction entre le col et le corps. Philippe Wolfers associe souvent plusieurs matières pour réaliser ses œuvres originales. Notons que le décor animalier est rare sur les verres Art nouveau réalisés au Val, les verriers puisent plutôt leur inspiration dans la botanique et reproduisent diverses espèces d’arbres et de fleurs.
Dix-neuf pièces uniques en cristal naissent de la collaboration de l’orfèvre avec la Cristallerie Saint Lambert, dont une bonbonnière aux iris mauves qui vient à propos corroborer l’interstice dit » aux iris mauves »
JOUR #5
La chronologie demeure incertaine. Dans le petit flacon qui me fait face l’empilement des couches de sables est si harmonieux qu’on le croirait immuable. Je le saisi entre le pouce et l’index, verre, liège, et le renverse. L’oreille très fine du Cliquetis y décelle le bruit de la pluie, sans quitter son alanguissement sur la méridienne râpée — depuis le dernier départ de Selim, on prend ses aises jusque dans le bureau où j’écris — et depuis son demi-sommeil : il ne faut pas toucher… Il se repose, je le repose, l’ordre est changé, la ligne la plus claire s’est entourbillonnée autour de l’onctuosité beige, la falange noire trône à l’air libre, tandis que l’aube d’or s’est tapie tout au fond du flacon. Tout est si calme à cette heure du jour. Envie furieuse d’agiter le tube de verre comme un remède à l’ennui… mais le Cliquetis veille au grain. Porté à l’oeil, il laisse deviner un petit peuple étonné, dix mille fois grossi par mon attention entêtée, nourri patiemment tête par tête à la cuillère, mais à la bouche trop petite pour qu’on entende son cri derrière la paroi de verre. Tout juste ça grince, ça grasseye, ça gravillonne, ça grrrr minuscule. Comme nous ici, entre les murs sans tain du Sérail. Je me demande si le Cliquetis nous entend tous, dans ses rêves…
Bref, la chronologie demeure incertaine. Verre, sable, liège, à qui la préséance ?
On se souvient ici que quelques années après l’exécution du Tsar Nikolaï II, une caisse de verres à Bourgogne avait monnayé un droit d’oubli pour une des anciennes filles de cuisine des Romanov, incapable de choisir entre le rouge et le blanc, réfugiée au Sérail. Inutile de la chercher dans les vieux visages du personnel : elle est peut-être repartie, une fois son âme repoussée, vers une guérilla sans trêve, exécutant les basses besognes de l’une ou l’autre des parties, ou d’une troisième encore, critique autant vis à vis des Blancs que des Rouges depuis la lecture du Testament du Petit Père des peuples. Elle est peut-être encore ici, en charge de la brillance de l’argenterie, de l’aiguisement des couteaux… Il ne serait pas alors impossible de le savoir, mais ce serait criminel d’en parler : le droit d’oubli est un des piliers du Sérail. Osmin en est un autre, qui fut diligenté après enquête vers la Cristallerie Saint Lambert de Liège, pour acquérir le plus possible des marchandises initialement destinées au Palais Alexandre et à la noblesse russe.
Mais on raconte aussi qu’un orfèvre d’Anvers [1] profondément bouleversé par sa nuit au Sérail et l’initiation particulière qui la suit immanquablement, s’était démené comme un beau diable afin de pouvoir y revenir. Selim Bassa était alors encore aisément corruptible par le beau et le mystérieux. Les cadeaux se multiplièrent et une audience fut accordée à l’orfèvre. Il obtint une nouvelle invitation au titre de Mécène, qui fut renouvelée plusieurs fois en l’espace de trois années. Tout le monde le connaissait ici, mais il savait faire montre d’une candeur extrême envers les nouveaux invités. Leur expérience de la nuit au Sérail le captivait, le renvoyant dans les cordes de la sienne, toujours déjà revécue. Mais Selim Bassa est constant dans l’inconstance : craignant que la trop grande familiarité du Belge avec le lieu ne corrompe les soirées et n’inquiète le personnel, il suspendit du jour au lendemain ce privilège. On dit que l’orfèvre, après avoir ragé et supplié, se remet au travail et invite Selim à lui rendre visite dans sa maison d’Anvers par le biais d’un billet d’une ligne : un miroir sans tain est un mur de sable. Le Salon sans Tain surgit de ces retrouvailles. Pour marque de sa gratitude immense, l’orfèvre offre au Pacha une bonbonnière aux Iris Mauves, issue de sa collaboration avec la Cristallerie Saint Lambert.
À cette heure, grande est la tentation d’ôter le bouchon de liège et de faire couler le sable dans le creux de ma main. Mais le Cliquetis se retourne d’un mauvais rêve par anticipation. On raconte que l’aridité qu’il contient se coule dans la paume de Selim comme la tête d’un chien famélique dans la caresse aimante de son maître. Qu’il a fait ce geste mille fois quand il a été si malade, si changé à son dernier séjour ici. On le raconte… Mais qui l’aurait vu ? Il n’a pas quitté sa chambre — la véritable, pas le décor aux Iris Mauves — et seuls les oreilles des murs assurent l’avoir entendu délirer dans la fièvre… Osmin parle à mi-voix avec la Soigneuse des mirages qui naissent du sable, quelqu’en soit la quantité en présence pour qui a déjà connu son baiser de feu… les mirages entourloupent la douleur insupportable du sevrage… La poudre à mirages montre les poules invisibles à l’œil nu picorent les grains qui lui filent entre les doigts, puis pondent des œufs aux fragilissimes coquilles qui brillent dans la nuit bien longtemps après leur bris. Des drupes délicieuses et formidables s’inventent de chaque grain, comme d’un noyau germé dans la salive du Pacha. Il semble qu’il n’ait plus besoin de rien pour se sustenter. La Soigneuse hoche prudemment la tête. À l’intérieur de la chambre, Selim l’appelle.
Le flacon est resté et Selim est parti. C’est qu’il pouvait faire autrement, qu’il avait appris à se passer de son contact fabuleux et agaçant… Combien de grain faut-il pour faire le sable ? L’Épice prétend que si Selim est si sec c’est qu’il saupoudre de sable sa nourriture, comme Mithridate, de poison. C’est faux bien sûr, mais où cette rumeur a-t-elle pris corps, pris son corps émacié, pris son corps pour n’en faire qu’une bouchée ?
Par la vitre d’un train qui quittait Liège pour l’Est, Osmin avait aperçu le visage buriné et brillant d’une vieille femme sèche autant que Selim Bassa. Un éclair avait traversé son cœur : il l’avait manquée, il aurait dû la rapporter au Sérail. Il se rendit d’un pas lourd à la Cristallerie Saint Lambert, pour la commande annuelle de verres à briser. Tout y était sens dessus dessous : l’Arénophile venait de quitter la place. Osmin n’avait jamais entendu le mot, et le français du Nord est le point faible de son glossaire des sabirs. Mais le mot tournait dans toutes les conversations à voix basses et les ordres criés : une agitation de coup d’état. L’Arénophile [2] . Il le tournait dans sa bouche comme un caillou, pour ne pas l’oublier, pour m’en demander plus tard la signification avec des airs mystérieux, qui disaient tout à la fois son désir de servir le Maître et sa peur de se montrer devant lui ignorant. Il n’entendit pas le Mécène s’approcher de lui, et manqua de le frapper quand il poser sa main raffinée sur son bras. L’orfèvre, lui trouvant l’air chose, l’emporta jusqu’à sa luxueuse demeure d’Anvers pour la nuit. Osmin refusa de dormir dans l’aile des invités, mais il accepta de s’allonger dans l’atelier, situé dans les dépendances, se maudissant cent fois de s’être laissé dérouter. La vision de la vieille femme étincelante l’avait si fort troublé, qu’il n’avait plus su dire non. Les esquisses des prochaines créations de l’orfèvre qui l’environnaient — femme-chauve souris, buste ornée de serpents maléfique, fleurs vénéneuses… — frappèrent si puissamment son esprit qu’il passa une nuit affreuse et dès son retour au Sérail, il prévint le Pacha contre l’orfèvre et les visions monstrueuses auxquelles il donnait corps : il l’adjura de fermer le Salon sans Tain. Tu me parles de chauve-souris et de combat de cygnes et de serpents… depuis quand t’inquiètes-tu des ivresses de nos hôtes… Quelle est la colère, Osmin, que tu ne dis pas ? Osmin plonge profondément dans sa barbe : J’ai vu votre mère, Selim Bassa, à la gare de Liège, dans un train en partance pour l’Est. J’ai honte, Bassa, de n’avoir pas su la conduire jusqu’à vous. Rire formidable de Selim : d’où vient que tu penses que j’ai une mère ? …Nous sommes tous nés d’une femme… Ne t’afflige pas, idiot : ma mère n’avait pas attendu ma disgrâce pour s’en aller dormir sous les oliviers. Pour de bon ? Mais oui, pour de bon ! Crois-tu que je plaisante avec la tombe de ma mère ? Non, Bassa, non, mais la ressemblance… peut-être…
La fable de la rencontre du géant et de la mère du Pacha eut bientôt fait le tour du Sérail. Est-ce pour lui donner corps que Selim s’y coula, ordonnant un départ en grandes pompes vers la Cristallerie de Liège ? L’intuition s’immisce en moi de plus en plus fréquemment, grains de sable d’un été trop lointain pour qu’aucun souvenir n’en demeure, mais qui s’obstinent à ressurgir aux lieux les plus incongrus — pochette brodée des ouvrages, livre acquis l’hiver suivant, fond de la baignoire vidée, ciel de Vienne où mes draps aérés… — que le Pacha remplit les blancs de se propre légende laissés par d’autres. Qu’il est souple et malléable dans la fantaisie de nous autres. Et pourtant, jamais il ne perd sa substance et il nous vole de nos désirs autant que nous les façonnons à son image et à sa ressemblance. Il les saisis comme un enfant attrape la queue du singe pour un tour de manège supplémentaire, en riant, curieux, intrigué de ce chemin qui s’offre, même obscur, même effrayant. Mais ensuite, il écrit seul l’histoire, comme dans une soirée de conte chez la Baronne Blixen.
Un sablier haut comme deux hommes. C’est peu pour contenir tout le sable du monde mais assez pour abriter tous les sables du monde. La collection de l’Arénophile. Je suis comme Noé, avec un grain, l’antique dame se réjouissait devant le chef d’œuvre terminé. Elle était seule dans le grand atelier de la Cristallerie. Elle y avait fait installer un lit, une lampe, un broc et une cuvette étaient posé comme des objets du culte sur sa cantine de voyage. Elle était si sèche qu’elle aurait pu aisément tenir dans la malle. Les propriétaires de chien ressemble à leur chien, moi, je ressemble à ma collection : au fil des ans je diminue… je finirai poussière avant même la tombe. Elle-même avait été frappée par sa ressemblance avec Selim Bassa quand il avait passé la porte de la fabrique. Elle l’avait invité à s’assoir sur un petit tapis qu’elle avait, au pied du sablier qui brillait doucement dans la nuit du reflet de sa lampe. Vous aussi vous êtes composé à 2/3 d’eau pour 1/3 de sable. Le désert vous a traversé. Oui… depuis j’essaie de reprendre la main, avait-il répondu en caressant la fine pellicule qui recouvrait le sol. Elle lui avait donné le flacon.Selim d’ordinaire si taciturne avait la bouche pleine de questions : Que faites-vous demain ? Je repars. Comment voyagerez-vous à présent ? L’esprit tranquille. Qu’allez-vous faire de ce sablier, de votre collection ? Rien. Elle témoigne d’elle-même. Plus rien ne peut lui être retiré ni ajouté. Elle contient tous les sables du monde ? Un Chaman m’a même vendu de la poussière de Lune, mais je crois qu’il s’est payé ma tête : c’était beaucoup trop cher pour être honnête. Elle est dans le sablier ? Oui, il n’y a pas que du sable dans le sablier. Ah ? Oui : il y a aussi de l’air. Vous collectez plus que vous ne collectionnez ? Oui. Vous avez peur que nous en venions à manquer de sable, à le perdre ? Nous manquerons de sable, comme d’air, hélas, avant longtemps. Votre collection est à l’abri, pourquoi voyager encore ? Tous les sables du monde sont ici représentés, mais les histoires du sable, on n’a jamais fini de les collecter. Vous êtes en train d’en écrire une, presqu’à votre insu. Selim sourit, frappé à son tour par sa ressemblance avec l’Arénophile : Un seul grain à naguère suffit à enrayer l’arme posée contrer ma tempe : un minuscule soleil fait femme. Son crissement sous la dent, son goût de sel sur la langue, sa fluidité aride seuls me la rendent…
[1] Et je mettrais ma main au feu qu’il s’agit de Philippe Wolfers
[2] [ ARÉNOPHILE ]
Elle a toujours eu un grain
ça fait le vide autour d’elle
un grain de chaque
Tous les déserts du monde pris
dans la doublure de son cache-poussière