#LVME #01 | Rue de la course

Il est autour de 21 heures 30, un soir pluvieux de novembre 2024. Derrière la vitre du restaurant, les guirlandes clignotent sur une salle presque vide d’où entrent et sortent des jeunes hommes habillés de sac Uber eats et armés d’un téléphone portable qu’ils ne quittent pas des yeux. A l’intérieur de la salle, dans le coin gauche, ça palabre sec autour d’une table ronde. On commande une troisième bière, un café. Non mais au Bénin tout se passe à Porto Novo, c’est à Porto Novo qu’il y a l’assemblée nationale. Et Cotonou j’y suis allé l’an dernier, c’est grand maintenant mais y’a plus rien, tout se passe à Porto Novo je vous dis. La haute cour de justice aussi, tout est Porto Novo. Au centre de la salle, le propriétaire du restaurant se hisse sur un escabeau pour ajouter au clinquant des guirlandes et accrocher des boules de Noël. Il en fait tomber une et apostrophe son fils, qui joue plus loin à une table vide, pour que l’enfant la rattrape et lui apporte. Au fond de la salle, sur l’écran, un couple danse et chante sur des airs de Bollywood, et hypnotise la jeune femme installée seule à une table sur la droite, devant une bière.

Il est autour de 21 heures 30 et il zappe sur une autre chaîne. Ce film est vraiment pas bon. Dehors il s’est mis à pleuvoir. Il a vu sur la chaîne météo qu’ils annoncent de la neige pour la fin de semaine. Il aimerait bien passer une soirée à regarder tomber la neige plutôt que de zapper interminablement sur les programmes télé. Il regarde dehors, tombe sur d’autres fenêtres allumées. Les voisins d’en face semblent plus heureux que lui. Il faut vraiment qu’il pense à s’acheter des rideaux. Presque un an qu’il est ici est il ne l’a toujours pas fait. Il imagine le spectacle qu’il donne de l’extérieur. Un homme seul avachi dans un fauteuil, la lumière bleue se reflétant sur son visage, jusqu’au bout de la nuit.

Il est déjà 21 heures 30 et il n’est toujours pas rentré. Elle tourne en rond dans le grand appartement qui lui semble si vide quand il n’est pas là. Elle n’a pas envie de mettre de musique. Elle prépare machinalement un repas sommaire, le plus simple possible. Elle sort une brique de soupe et lance une casserole d’eau dans laquelle elle plonge des œufs. Et puis elle attend. Elle a l’impression de passer beaucoup de temps dans sa vie à attendre. De n’être qu’attente. Comme ce soir de novembre pluvieux où elle est suspendue à chaque craquement, chaque bruit de l’immeuble, chaque porte qui s’ouvre, qui claque, chaque pas dans l’escalier. 

Il est un peu plus de 21 heures, et ça ne désemplit pas au salon Patricia Prestige beauté. Sur la vitre se forme de la buée à mesure que le temps se rafraîchit dans la rue, et que certains font des allers-retours entre le salon et le trottoir où ils sortent une cigarette, parfois une bière pour patienter. Au salon Patricia, on taille, sculpte, tisse, on fait les extensions, on confectionne les perruques, on sait réaliser des figures dans les cheveux. Installée dans l’un des fauteuils, une femme patiente depuis plusieurs heures jusqu’à ce que toute sa chevelure ne soit plus que tresses fines et serrées. Elle hésite à contempler son reflet dans le miroir, préfère baisser les yeux, contemple ses mains posées sur ses genoux, plonge son regard dans le motif chamarré de la femme qui tourne autour d’elle et ne cesse de lui répéter que ça peut faire mal au début, que c’est normal, c’est parce qu’il faut bien serrer.

Il est presque 21h30 un soir de novembre pluvieux quand le serveur du bar entend des bribes de phrases, quelques mots à peine, et un plus net, qui se détache quand il passe aux abords d’une tablée nombreuse et bruyante. Pédale. Il n’est pas sûr. Si il est sûr. Il s’est peut-être trompé. Il sait que non. Il ne dévie pas de sa trajectoire, va servir les deux jeunes femmes qui patientent devant une bière et s’illuminent en le voyant arriver les bras chargés. Une flambée traditionnelle? Oui c’est pour moi! Et une traditionnelle champignon. Bon appétit. Les conversations continuent, les estomacs se remplissent, et le serveur rejoint le comptoir où il réajuste son maquillage, vérifie son rouge à lèvres, glisse ses mains aux ongles longs sur le plat de sa robe pour se donner du courage. Il fait volte-face et s’approche souriant vers la tablée nombreuse et bruyante. Alors qu’est-ce qu’on mange par ici?

Il est 21 heures 30 passées ce soir de novembre pluvieux quand il entend quelqu’un monter les escaliers à toute allure. On dirait que l’homme ou la femme dans l’escalier compte chaque marche, les prononcant à haute voix, comme on martèle une victoire. Il ne sait pas pourquoi il prête attention aux sons qui se glissent sous sa porte. Pour une fois il est rentré tôt et dans la pièce d’à côté elle dort déjà. Ou plutôt elle dort encore. Il pensait qu’il pourrait la voir ce soir, qu’elle serait levée. Mais le décalage de leur vie ne fait que s’accentuer. Comme un jeu de relais dans un appartement qu’ils ont choisi ensemble et qu’ils n’habitent plus qu’alternativement. Il s’allonge dans le canapé et ferme les yeux. Dehors il lui semble entendre maintenant une pluie dense qui se jette sur les fenêtres.

A propos de Céline Bernard

Céline Bernard écrit principalement pour le théâtre, et assez souvent pour les adolescents. Elle a publié aux éditions Théâtrales jeunesse Anissa/ Fragments (février 2019), Demain et Les moineaux, paru au sein de l'ouvrage collectif Divers-Cités (octobre 2016), et une nouvelle, J'ai payé pour ça, au sein d'un recueil collectif aux éditions La Passe du Vent (2009).

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