#LVME #01 Rue des Savonniers

Il est presque dix-huit heures le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre. Au numéro 13, un homme blanc âgé d’un cinquantaine d’années contourne un plumbago qui s’étale négligemment sur le sol de la terrasse et l’homme accède à la porte verte d’un cabanon de jardin, un panonceau indique « DANGER » et l’homme s’agenouille devant la pompe de piscine comme s’il allait entamer une prière. Au numéro 20, une femme blonde un peu corpulente referme son ordinateur portable, se lève et se place debout, les fesses contre un radiateur, elle regarde avidement son téléphone qu’elle tient dans sa main droite. Devant le numéro 18, une femme noire arrive avec une poussette, l’air pressé, elle déverrouille le portillon puis porte l’enfant jusqu’à l’entrée de la maison, tout en tirant d’une main la poussette pour la mettre à l’abri, ses mouvements sont précipités, un peu craintifs. Dans la maison du numéro 4, une vieille femme veuve et triste meurt subitement pendant que l’aide soignante lui fait sa toilette : celle-ci rhabille et dépose délicatement le corps dans le canapé en velours bordeaux acheté il y a exactement trente et un ans par la défunte et son mari. Au numéro 10, un adolescent d’environ quatorze ans longe la terrasse en lorgnant l’écran de son téléphone, un instant son visage flotte, blafard, dans la nuit, et quand il entre dans la cuisine sa mère se retourne, lui jette un regard furieux et s’approche de lui dans un silence électrique. Dans la suite parentale de la maison du numéro 24, un homme parfumé et rasé de frais se prépare à sortir en sifflotant des airs joyeux.

Il est bientôt dix-huit heures dix le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre et sur le banc à l’entrée de la rue qui tourne, deux jeunes garçons se parlent, leurs visages l’un près de l’autre, ils rient. L’homme du numéro 24 fait le tour de son Audi Q7, ouvre la portière avant droite et s’installe sur le siège d’un air satisfait, il démarre en klaxonne en passant, à l’attention des deux garçons. Une grande femme rousse aux cheveux longs vêtue d’un manteau noir vient de sortir de sa Mini Cooper, elle entre au numéro 18, rentre la poussette. Devant le numéro 15, le lampadaire est éteint, la maison est plongée dans l’obscurité.

Il est quasiment dix-huit heures vingt le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre quand un vieux Scenic blanc se gare devant le numéro 15. Une petite femme blonde accompagnée de deux fillettes de six et douze ans descendent de la voiture, la plus grande des filles allume la lampe de son téléphone et éclaire le trottoir, l’entrée, le temps qu’elles pénètrent toutes trois dans la maison, qui s’allume. Une moto arrive devant le numéro 22, le conducteur bloque le véhicule sur la béquille dans un geste caractéristique mêlant un semblant de force physique et l’assurance de maîtriser l’objet puissant, il descend et retire son casque, il est maigre, plus âgé qu’on ne pourrait le penser à première vue, cheveux grisonnants, et porte un chèche gris anthracite qui dépasse de sa veste en cuir. Le médecin vient de se garer devant le numéro 4, l’aide soignante vient lui ouvrir avant qu’il ait sonné, il entre dans la maison qui sent le renfermé, examine le corps en silence et note l’heure du décès indiquée par l’aide-soignante.

Il est près de dix-huit heures trente le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre, les deux garçons sur le banc se lèvent et se tiennent les mains, debout, avant de se quitter. Dans la cuisine du numéro 10, l’adolescent pâle claque la porte et monte bruyamment les escaliers avant de se jeter sur son lit, dans le noir de la chambre, le visage seulement éclairé par l’écran de son téléphone. Au numéro 18 la grande brune parle vivement à la femme noire qui lui tourne le dos et se dirige en silence vers la porte, les épaules affaissées et le regard terne, la mère parle de plus en plus fort et dessine des moulinets avec ses bras, l’enfant, muet, pétrifié, assis sur un camion en plastique rouge cherche du regard la femme noire et se met à pleurer au moment où la porte se ferme.

Il est à peine dix-huit heures quarante le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre, la défunte du numéro 4 est toujours allongée dans son canapé rouge, l’aide-soignante verrouille la porte et jette la clé dans la boîte aux lettres avant de monter dans une Clio noire. Dans le cabanon du numéro 13, l’homme est toujours à quatre pattes en train de bricoler la pompe de la piscine, il démonte la sonde de l’électrolyseur, un peu d’eau s’échappe de coule jusqu’à ses genoux, pendant qu’au numéro 14 un agent d’assurance tente de vendre un contrat d’assurance-vie à un couple âgé qui l’a fait venir uniquement pour se divertir. Au numéro 24, l’épouse de l’homme à l’Audi vient de rentrer, elle ne trouve pas son conjoint, dans la maison il ne reste de lui qu’une vague odeur de parfum, et l’humidité chaude dans la douche qui semble garder l’empreinte de son corps, elle retourne dans la cuisine, saisit son téléphone et écrit « je crois qu’il est parti, tu veux venir ? ». Dans le séjour du numéro 20, la femme blonde décolle ses fesses du radiateur, pose son téléphone sur la table basse et passe dans la chambre pour se dévêtir, elle enfile rapidement un pyjama noir en cachemire, sans tirer le rideau occultant ni fermer les volets, de l’autre côté le motard du numéro 22 essaie de l’apercevoir à travers le fin voilage, elle s’enroule dans un grand plaid jaune en alpaga, ramené d’Équateur par sa sœur le mois dernier, et s’allonge dans le canapé, pendant qu’au numéro 10 un deuxième adolescent vient de rentrer, le visage frais d’avoir passé une heure sur le banc, il paraît plus âgé maintenant qu’il embrasse sa mère avant de monter rapidement dans sa chambre, il s’installe devant deux écrans d’ordinateur et pose un casque sur ses oreilles.

Il va être dix-huit heures quarante-cinq le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre, dans son salon, le motard n’a pas quitté son chèche, il est assis les pieds sur une table basse en bois, les yeux dans le vague, il bouge à peine quand passe au dehors l’ambulance, le gyrophare silencieux éclaire son visage émacié d’un bleu résolu et morbide. Au numéro 18, la jeune mère, toujours acariâtre, essaie de calmer son enfant qui n’a cessé de crier depuis le départ de la nounou. Le motard se lève, allume le feu, caresse un chat qui vient se frotter dans ses jambes. Dans la cuisine du numéro 14 la mère des deux garçons les appelle pour qu’ils viennent mettre la table, mais personne ne répond. L’un est roulé dans couette, dans la pénombre, les yeux toujours rivés sur le petit écran lumineux. L’autre clique à toute vitesse sur la souris pendant qu’à l’écran des combattants lourdement armés se précipitent vers lui. Au numéro 20, la femme au pyjama en cachemire pend une lessive en écoutant des nocturnes de Chopin. Pendant qu’au numéro 14, l’agent d’assurance boit un Martini avec ce couple âgé qu’il trouve bien sympathique, au numéro 15, les fillettes jouent à chat et poussent des cris aigus alors que leur mère leur demande pour la troisième fois d’aller prendre leur douche.

Il est déjà dix-huit heures cinquante le vingt-trois novembre deux-mille-vingt-quatre quand le brancard sort du numéro 4, un des ambulanciers ouvre la porte de la camionnette, et dans un geste expert ils chargent à deux le corps de la vieille veuve. Le fils ahuri les regarde refermer la portière. Derrière eux le canapé bordeaux est définitivement vide.

A propos de Juliette Cortese

A tâtons dans la langue, Juliette Cortese essaie des trucs, essaie d’écrire, essaie d’écrier les phrases muettes de son intérieur dans une forme audible à d’autres. Elle ramasse les minutes libres et les colle ensemble pour bricoler des écritures (voir blog) et d'occasionnelles vidéoécritures (voir YouTube). Ecriveuse des dimanches et jours fériés pas chômés, mal-finisseuse aspirant à mieux, sinon pianiste obéissante au texte.

Un commentaire à propos de “#LVME #01 Rue des Savonniers”

Laisser un commentaire