Souvent je la regarde depuis mon bureau, et je médite. Il s’agit d’une terrasse en demi-cercle, une rotonde large à sa base d’environ quarante mètres. Trois portes-fenêtres y donnent accès de plain-pied, elles correspondent au bureau du président. Ce bureau est flanqué, de part et d’autre, de bureaux plus petits : à gauche les bureaux du cabinet, à droite ceux du secrétariat. Ces bureaux subalternes ne disposent pas d’un accès de plain-pied sur la terrasse : pour eux, par de portes-fenêtres, mais de simples fenêtres, certes pourvues de gardes-corps à colonnades.
Au centre, la plus haute des portes-fenêtres est surmontée d’un linteau un peu incongru, qui donne un semblant de majesté renaissance à cet accès. Deux globes lumineux, dans le plus pur style années quatre-vingt, permettent d’éclairer la scène.
Tournant le dos aux bureaux (et nous transportant en imagination sur cette terrasse interdite), nous découvrons à nos pieds un dallage de granit gris. Tout d’abord, cet appareillage forme une surélévation d’une vingtaine de centimètres, en demi-cercle (à l’intérieur du demi-cercle plus vaste de la rotonde, donc). On imagine que cela peut servir d’estrade, pour quelque discours de politique générale, mais cette idée est purement spéculative puisque (on y reviendra) cette terrasse demeure inhabitée, inusitée, inoccupée — vide. Descendant de cette estrade, nous pouvons cheminer sur les dalles de granit vers l’extérieur de la rotonde : trois allées forment les rayons du demi-cercle et nous conduisent à ses bords. Lesdites allées, larges d’un mètre, sont bordées de pelouses absolument disciplinées, ceintes de bordures en béton et de galets couleur crème. Ces pelouses sont de forme grossièrement trapézoïdale, et, de loin, l’évidence graphique de leur à-plat vert donne un aspect confusément royal à cet endroit : il y a là quelque chose de majestueux, de l’ordre du jardin à la française, au moins dans l’intention de départ.
Longeant ces pelouses rases et impeccables (on n’y imagine même pas la présence d’une sauterelle ou d’une coccinelle), nous parvenons à leur extrémité la plus large, juste avant le chemin de ronde. Là, chaque pelouse est ornée, sur sa gauche et sur sa droite, de jardinières cylindriques en béton beigeasse, qui détonnent dans cet environnement néoclassique. Elles furent sans doute rajoutées après coup, pour égayer la terrasse. Quelques plantes d’ornement (géraniums, pourquoi pas) y survivent patiemment, apportant une petite touche de couleur à l’ensemble.
Nous voici parvenus à la balustrade qui fait le tour de cette rotonde. Rythmé tous les trois mètres par de lourds piliers particulièrement disgracieux, le parapet est ajouré au moyen de colonnettes ventrues et prétentieuses, probablement fabriquées en Chine à la chaîne. Le maître d’œuvre a visiblement eu un prix de gros : il y en a treize séries de onze, soit, en tout, cent quarante-trois colonnettes. Sans compter celles qui ornent les bureaux précédemment mentionnés.
Dans l’esprit de l’architecte, ce balcon était peut-être un bon endroit d’où saluer la foule. Ou alors, on aurait pu y admirer la vue sur le vaste monde, y contempler la mer, en concevant des projets politiques d’envergure. Ou encore, s’y livrer à la corruption passive, en compagnie de chefs d’entreprise du BTP, qui nous offriraient un excellent whisky en échange de marchés publics juteux. Mais au-delà de la balustrade, point de peuple aimé, pas de vaste monde, encore moins de vue sur la mer. Le balcon donne pour partie sur un parking, pour partie sur une cour intérieure, et un peu sur une haie de lauriers extrêmement tassés, dont on se demande à quoi ils servent.
Par ailleurs, ici, rien qui pourrait s’apparenter à un siège où s’asseoir.
Des sièges, en revanche, il y en a un grand nombre, sous la rotonde. En effet, depuis mon bureau, on distingue sous la colonnade les derniers rangs de la salle d’assemblée, dont la terrasse épouse la forme en demi-cercle. On peut penser, d’ailleurs, que la terrasse n’est que la conséquence formelle de cette salle d’assemblée, ce qui expliquerait qu’il n’en soit fait aucun usage.
En effet, sur cette rotonde, seul espace vert de l’EAR (ensemble administratif régional), personne ne vient jamais, si ce n’est, trois fois l’an, les jardiniers chargés de maintenir ce peu de vie végétale. Elle fut conçue et imaginée par C. L., architecte né en 1929, amateur de l’antiquité romaine et des signes du pouvoir, spécialisé dans l’architecture institutionnelle. C. L. avait de fortes sympathies pour l’extrême droite, ce qui ne l’empêcha pas d’être souvent employé par le pouvoir socialiste, mais je m’égare. Revenons à cette rotonde. Dans l’esprit de l’architecte, seul le président devait pouvoir y accéder : cette modeste verdure faisait partie de ses privilèges, au même titre que son ascenseur privatif, qui dessert tous les étages depuis le second sous-sol, à deux pas de l’emplacement où le président gare sa berline de marque française.
Pourtant, il n’est jamais venu habiter sa terrasse, le président. Inhabitable dès le début, elle ne lui fit jamais envie. Il aurait pu, à la rigueur, sortir pour y fumer sa cigarette, mais l’endroit est trop exposé aux regards et de toute façon, il pouvait fumer dans son bureau, on était bien avant la loi Evin.
Aujourd’hui, il n’y a plus de président. Le bureau prend la poussière. Mais la rotonde demeure, dans son implacable laideur, dans l’évidence de sa tristesse minérale. On continue de tondre son gazon, de démousser ses pierres, dans l’espoir qu’un jour, peut-être, quelqu’un lui trouvera une utilité.
(ça me fait penser à celui de la (soi-disant) Septimanie – il y avait un film qui traitait de sa personne) (non, en réalité l’égarement dont vous croyez être l’objet n’en est pas vraiment un – les deux partis, puis ce troisième dont cet architecte était friand – apparemment – comme quoi certains peuvent chérir la pourriture – les deux partis avaient alors parties liées – ça n’a pas changé sauf que plus ça va moins ça va pour eux, ce qui n’est pas plus mal – mais je m’égare…) (comment se fait-il que le président ne préside plus ? ici seulement peut-être mais ailleurs ?)
Très prosaïquement, il s’agit de la réforme des régions ! De 22 présidents nous sommes passés à 13…
ou simplement créer le réflexe monument, l’allusion pas si discrète au palais au lieu de pouvoir qui entraîne : ailes, colonnade ou idée de colonnade, terrasse… même sur le mode allusif