Toujours les enfants ont voulu savoir, réclamant des détails, le petit détour de l’histoire, prenant tous les virages de la conversation pour aboutir aux mêmes questions, ils battaient la campagne à coups de paroles entêtantes, jusqu’à temps d’avoir trouvé. Mais vous n’avez pas fini avec ça ? Les gamins décidément font tomber d’épuisement.
Cette histoire des Nazis près de la Chapelle de Saint-Herbot.
Les gamins ont d’abord interrogé les institutrices. Malgré leurs menaces, leur propension à distribuer des claques, l’hystérie, la droiture d’esprit, leur fatigante personnalité, il y a chez elles un sommet de vertu. Une barrière infranchissable. Presque un degré zéro de l’orgueil. Une faculté de sacrifice incommensurable. Elles, elles sauront dire la vérité.
Elles renvoient les minots à leur curiosité « malsaine ». Elles disent que la vie sociale ne doit pas s’embarrasser de bêtises, de rancœurs, de secrets dégoutants. Les êtres intelligents avancent contre vents et marées. Ça sert à rien de fouiller la mélasse.
Ils trouvent porte close. Alors les voilà. En vacances, ils se retrouvent ensemble avec des bâtons, des branches de noisetiers, libres dans les prés, ils s’aiment, ils sautent par-dessus les ruisseaux, ils s’ancrent sous un énorme chêne et décident qu’il sera l’arbre sacré, la plus bavarde est écoutée, suivie, ils se dégustent, sa caressent parfois, se protègent des peurs et des cauchemars en inventant des récits troubles, l’arbre est le végétal à palabres, ils découvrent au bout des sentiers des couloirs de verdure et voient par terre un corps mou sanguinolant, des pièges, des lièvres crevés, la bouche ouverte sur leur misère. Le crépuscule fait rosir les flammes du ciel, de là, à force des suivre le vol des étourneaux, leurs instincts idolâtres, ils imaginent le soleil ardent de leur patrie africaine, leurs migrations étonnantes, alors avant de se quitter (ils entendent les cris des parents, on les appelle de très loin) alors remontent des envies de racontaille. Un soir après le dîner, ils se retrouvent en cachette, ils battent le pavé et vont frapper chez la gueuse. C’est une commère chassée d’elle-même par les mauvais souvenirs, poursuivie d’une quête informe, ayant trop creusé pour finalement trouver l’erreur – vérité inconsolable.
La gueuse sourit intérieurement. C’est la professionnelle des mauvais dires, des nouvelles colportées, des paroles vite soufflées. Elle se retient pourtant. Mais lâche le pire : ça sert à rien de fouiller dans ses gaules, autant s’crever le train à escarper la montagne. D’autant que… (les enfants suspendus à ses lèvres) d’autant que l’p’tit cochonnet (le coupable) est encore parmi nous.
Plus dans un bel état, le cochon en question, mais suffisamment lucide pour coopérer. Ils se rendent chez lui. Terrorisé par tant de questions, d’un coup soulevé de frayeur, il se barricade. N’ouvrira jamais.
La gueuse reçoit à nouveau. Ouvre un paquet de bonbons. C’est elle l’historienne, la mémoire du village. Y a pourtant pas grand-chose à dire. On a tous été mis à l’épreuve.
On savait pendant la guerre qu’un des nôtres faisait du trafic avec les résistants. Il volait dans les caisses, il apportait de l’essence. Autrefois, tandis que maintenant on ne trouve plus de boulangerie, il y avait sept cafés. Elle les énumère et précisément les situe dans le village, tout le long de l’unique rue qui le traverse d’est en ouest. Les gens buvaient, se retrouvaient après le travail, partageaient des parties de cartes, des engueulades monumentales se perdaient dans la nuit. Les Nazis en déduisaient qu’ils s’écorchaient vifs pour ne pas révéler une trahison. Ils restaient parmi nous à cause des cochonnailles, on faisait des pâtés, des saucisses énormes et blanches. Des sacs entiers de pommes de terre, qui moisissaient pas dans la toile de jute, sinon on les fourguait aux porcins. On travaillait sans arrêt, on était des corps inépuisables arrimés à la terre.
Les solitaires comme Jean allaient pêcher, sarcler, bêcher, s’épuiser le corps. Un homme vertueux est particulièrement organisé, doux, vertueux.
Les Nazis savaient qu’ils incarnaient le mal. Aucun ne s’est leurré. Il n’y avait pas d’idéologie en cause. Juste ils craignaient pour leur sécurité. La peur supplante toujours l’amour du raisonnable. A un moment donné, ils préférèrent agir contre nous. Et puis, ils se sentaient tout puissants, autorisés à faire n’importe quoi.
Certains dans le village n’étaient pas très regardants : tant qu’ils vivaient en paix, il n’y a qu’à dire ce qu’on veut, ça mange pas de pain la parole murmurée. La délation est une brise, un pet de vent qu’on camoufle en chantant, on a vite fait d’être clair dans sa tête, il n’y a pas de honte à avoir. Et puis Jean franchement, avec sa gueule de travers, son corps trapu et bancal, il n’avait pas l’étoffe d’un héros. Juste une présence négligeable.
La gueuse sort le gâteau au beurre, elle coupe de tout petits carrés et en distribue à la marmaille. Le miracle se produit. Les enfants sont fascinés d’elle, ils aiment sa bouche ramollie, ses oreilles pendantes entre les cheveux filasses, les doigts rongés d’arthrose. Ils aiment démesurément sa peau vieillie, le timbre méandreux, la bouche énorme remplie de dents. Elle détient le secret ultime, elle sait raconter, met en scène sa panoplie de souvenirs, les réflexions, la générosité – devient déesse absolue. Dionysie. A leurs yeux, et quelles que soient la vilénie, la malice de certains gosses, elle suscite le trouble, l’agrandissement des pupilles, elle accède au haut rang des délivreuses d’histoires.
Le problème des vicieux, c’est qu’ils ne s’épuisent pas physiquement, ils se rendent disponibles à la quête de plaisirs, le regard de biais sur les fesses des femmes, l’onanisme à peine secret la nuit, leur essoufflement, l’idée fixe, l’imagination illimitée. Le type qui a révélé les actions du résistant, il s’en repaît encore aujourd’hui. Jean pouvait être le guignol à abattre, la proie facile à traire.
Il s’est enrichi c’est certain. Une mauvaise action permet de s’enrichir et d’avoir la paix.
Au café, les villageois ont toujours repris leurs petites habitudes, le café, le verre de pinard, les blagouillottes, seuls les solitaires s’isolent en fond de comptoir, ou près des vitres, les yeux plantés dans les dédales des couleurs ardoises, grises, pâlies et soudain chromées, joliment reverdies, ces paysages de pluie neuve, fraîches, qui ragaillardissent l’esprit. On n’aimait pas trop Jean parce qu’il ne jouait pas aux cartes.
Tout compte fait, on observe peu de vices chez les campagnards, excepté ceux qui bifurquent dans leurs têtes. Implexés de faux soleils, de rêves de corps fins, leur malaise au contact des femmes, leur célébration des fesses, des cuisses, jamais accompagnées de visages. Ceux-là vont parler aux Nazis, s’asseoir sur leurs genoux comme des bébés.
La personnalité odieuse, on la repère assez facilement chez ceux qui aiment s’avachir, pieds sur la table, corps enfoncé compact dans le fauteuil. Leur gouaille est facile, portée haut par une voix tonnante et bien placée. Les vicieux sont à l’aise partout. Mais pas forcément eux qui commettent la délation.
On ne sait toujours pas précisément qui a provoqué ce drame.
Un jour, les Nazis sont rentrés dans les maisons, ils ont cogné dans les portes, les murs, les têtes, les épaules des femmes, vraiment ont cherché tout le monde, ils nous ont mis dans des camions, des camionnettes à chargement ouvertes à l’arrière, tous les paysans des champs alentour ont vu nos têtes, ils ont tremblé dans leurs sillons de boue. On nous a descendus, avec tous les hommes, les enfants, les femmes, sur le parvis de la chapelle de Saint-Herbot. Et on nous a demandé si on connaissait ce type. L’homme était par terre, un chiffon replié, corps sans tête, replié, couvert de sang. Tout était mou et odorant. Plein de gens connaissaient Jean. Sa sœur, ses vieux parents. Tout le monde le croyait incapable, mal fait, inachevé. Personne n’aurait imaginé qu’il se serait fait fusiller, même si on croyait deviner des agissements.
Les Nazis ont commencé leurs intimidations, en menaçant de tuer un gosse, ils l’ont secoué, violenté, maltraité devant sa mère. Tous les villageois maintenaient les yeux au sol, le menton contre la poitrine. Il fallait avouer tout ce qu’on savait sur le type sinon ils fusilleraient tout le village. Il fallait donner des noms, des secrets, des descriptions de visages, ce qu’on savait de ses déplacements, à qui il parlait, les gens qu’ils côtoyaient. Les jeunes filles célibataires devenaient suspectes. Qui était sa petite amie ?
Ils ont glapi, glapi, glapi, comme peuvent gueuler les brutes et les opaques, les insatisfaits, les rigolards remplis de haine, de jalousie, les ivresses de gueule et de domination.
Ils ont secoué les filles, des adolescentes, des enfants terrorisés.
Les passages à tabac dans les couloirs de verdure, les larmes, le cri étouffé des mères.
Elles parlaient en patois, elles disaient de se taire. Ne donneraient rien, rien, pas un gramme de vérité à ces abrutis de Bosch.
Les Nazis avaient la panse remplie de cochonnailles. N’allaient pas massacrer leur pitance.
Ils n’ont rien pu obtenir.
Et pourtant, il devait être tapi là parmi nous, le délateur, sournoisement replié entre nos corps suants de terreur. Immobile et serein, prêt à prier dans sa lumière, joignant les mains devant la chapelle. Alors que nous psalmodions les pires revanches entre nos lèvres, tendus de hargne, nous qui étions piégés, loin de nos bêtes, nos chiens bâtards qui auraient pris notre défense.
Avec le temps, on aime se réfugier dans la compagnie des bêtes, même les grandes et dangereuses. Les mammifères énormes, les bonnes bêtes paysannes. Méfiez-vous de ceux qui préfèrent les animaux de petite taille, qui craignent les griffes, les vrais visages, les regards francs, bien ouverts, au fond d’eux se cache un instinct dominateur infâme.
Les enfants n’entendent rien, croulent dans les marches d’escalier – comprennent vite que la gueuse commence à perdre le sens. La rancoeur fait le pied de grue en elle. Dès qu’elle s’enfourgue dans le ressentiment, il faut battre en brèche, danser à pleine godasse. Hurler au dehors. Les portes ont des croassements de corneilles. Les gosses savent mieux vivre que personne, tout de suite rayer le disque avant qu’il jette sa sale musique, faut pas manquer l’énergie du rire, souffler de traviole dans le basson.
Plus tard, ils raconteront à leur manière.