Comme d’habitude il est plus de cinq heures et nous entrons en somnolence, n’ayant pas mangé de la journée, excepté la collation pain beurre et le café toutes les heures, il faut pourtant se soumettre à l’injonction du mouvement, le sang tape dans les artères du cerveau, le corps endolori, amorphe, sort péniblement du canapé, des draps, le ventre se soulève, il commence à faire faim, les pieds d’énervement cherchent à croiser le fer. Ces cerveaux trop patients les brutalisent… Il faut bien sortir malgré la pluie. Tout l’été cette pluie dense, bravache, écossante, qui tant agace les nerfs. « ça pour lire on a pu lire ! » dira-t-on avec amertume. Les amis sont venus camper dans la cour, parmi les poules, ça plaisait aux mômes, puis plus loin vers Pont-Aven pour trouver un peu de chaleur, un ciel plus blanc à travers les nuages, parce que l’humidité avec les enfants qui dorment contre toi, c’est vraiment piteux, l’air froid dans les bronches vient piquer la gorge au réveil, on finit par tousser. « Même dans les camping-cars c’est pas coton ». Des touristes se sont énervés au petit matin, on entendait des engueulades au sujet de courses non faites, faudrait un peu de fruits tout de même, les fruits ça met de l’exotisme dans le sang. « Faut pas charrier ce climat quand même, si ça s’trouve on n’aura même pas notre dose de vitamine D cet été, un comble… » On n’habite pas une région docile, ni douce ni clémente, affreuse avec les bronches avec ça, le radon s’infiltre partout, même jusqu’au deuxième étage, il faut jamais fermer les pièces, mais aérer le plus possible, même par temps de pluie, même si le tissu des draps s’imprègne d’eau froide. Il est dix-sept heures et il faut faire quelque chose de son corps. A force de rester enfermé il devient tout anémié. Et l’âme s’empire, elle sombre dans une forme d’asthénie muette, on n’a pas idée. La voiture attend sur le palier. Dépêche-toi donc ! On entre là-dedans comme en soucoupe volante : découvrir la campagne en fin d’après-midi, c’est entrer dans un autre espace-temps. La mère grogne : j’ai encore oublié de récupérer les clés de l’église à la mairie, tu veux pas le faire pour moi ? J’acquiesce, volontiers de la partie : il y a donc une mairie dans le village ? Oui, et c’est une secrétaire qui se charge de tout : courrier pour la poste, bibliothèque attenante, café paroissial, location de la salle communale, démarches, plaintes, demandes, faire-part, dépôt de pain… La voiture stationne sur le bas-côté. Va-s’y, c’est juste là devant. Je sors avec aisance, vole jusqu’au bâtiment, tout le corps soudain léger, c’est une mission simple, comment est-ce, à l’intérieur de cette mairie. La curiosité rend léger, chevalier, ouvert. Une fois la porte battante jetée au dehors, je me retrouve dans un petit sas, et la dame est déjà là, de l’autre côté d’un comptoir derrière lequel elle crée de petits tas en fonction des demandes. Un grand bonhomme fait le pied de grue, chapeau, cape, bottes, tout est large et ample, d’un vieux vert militaire et jardinier, beaucoup plus haut que moi. Son accent anglais séduit, il bavarde avec une petit femme trépignante et agacée d’attendre. Son accent plus australien fait mouche. Soudain, ils remarquent ma présence, se taisent – ne m’ont jamais aperçue au village. Je m’égaie de découvrir qu’il existe parmi ces pierres noires autant de beaux visages vivants, aux carnations plaisantes et pittoresques. Je prends le temps de discuter avec la dame de la mairie, elle s’anime avec éclat : « Ah, c’est donc vous qui deviez vous occuper de l’église cette semaine ? … elles sont restées là depuis des jours, on ne comprenait pas… » La petite femme énervée derrière moi : Ah ben je venais justement faire la remarque, impossible d’aller fleurir l’église… et si ça se trouve, les touristes ont trouvé porte close, ah quand même… » J’explique le travail en famille, sarcler la terre, toute cette boue, la serre à réparer, l’impossibilité de prévoir, les inattendus vous comprenez… Le petit nez se fronce, tout parsemé de taches de sons. Sa moue dubitative laisse place à beaucoup d’intérêt : mais vous êtes donc la fille de T… c’est incroyable… vous ressemblez à votre père… vous êtes en vacances ici ?… Nous papotons jusqu’à la voiture. Ma mère se recroqueville derrière le volant, ne souhaitant pas rentrer en communication, ni se justifier… Un air d’Angleterre parcourt soudain toute la place du village, j’ai l’impression de vivre ailleurs. On file gaiement jusqu’à l’église avant les deux clés monumentales, couleur rouille, recourbées en leur bout, magnifiques et superbement inquiétantes. « Je pourrais écrire un livre… » Oui, bien sûr, toutes les anecdotes s’y prêtent, aux livres… Il faut juste trouver le temps. Ma mère ronchonne : faut qu’on arrive avant la dame. Les gravillons blancs crissent sous nos godasses, les clés résistent, il faut frapper contre la porte, pousser de l’épaule, trouver la bonne clé, la serrure est énorme, en fer forgé, nous découvrons dans le presbytère des chaises en paille au dossier si haut qu’il rappelle les génuflexions, les palets blancs que nous recueillions avec dévotion sur la langue, ce corps du christ fondant et doux, sans goût aucun, qui descendait le long du sang, qui faisait fleurir le corps et l’âme, nous devenions des pensées mauves sur les tombes du Finistère. A marcher prudemment dans le silence, le silence crevassé des pierres, nous levons les yeux vers la beauté inouïe de cet art primitif, simple, arrondi, aux vieilles couleurs pastels. Les statues en bois sont bien conservées « depuis l’temps ». L’église est creusée dans le granit, les dalles sont inégales au sol, tout est glaciel, inondé d’ombres. Le bois de chêne est verni d’un carmin profond, les vitraux sont couverts de mousse et de lichen. Les pierres tachées comme des papillons froids. Je pose les mains. La pierre a sa respiration première. Je me souviens, je reviens de mon souvenir, là où j’ai enterré ma jeune sœur. Les lectures que nous faisions ensemble à l’église. L’écho de nos voix était si grand que nous avions l’impression de parler seules dans une antre géante. Devant l’assemblée des fidèles. Aujourd’hui si vide, vaste et agrandie de ses ombres. Les statues nous regardent et sourient, même le christ attristé sur sa croix. Les gouttelettes de sang. Je pose la joue, le front. Tout est doux et intact. L’autre jour, me dit maman, des jeunes sont entrés par cette porte, ils ont dormi là parmi les chaises. On les imagine, on ferme les yeux, ils ont dû avoir froid dans ce refuge glacial, couverts d’une sueur d’alcool après la fête bruyante, ils ont eu envie de se recueillir, ils ont peut-être trouvé en eux un chemin. Une envie de sculpter la pierre. Ah oui, ce que j’aimerais, si j’avais la force d’un homme, tailler le granit, en faire de ces visages d’outre-monde qui pleurent en souriant pour nous, pour nos brutalités, nos oublis, pour le monde qui n’aime plus que le bruit.