J’étais à Prague en 1992 quand c’était encore la capitale de la Tchécoslovaquie. Mes parents avaient dit « on part en vacances en Tchéco ». On parlait des « anciens pays de l’Est ». Il fallait un passeport pour passer la frontière, de la patience aussi. Je traquais les traces de soviétisme dans les rues. Les premiers jours, nous choisissions au hasard des plats dans les menus non traduits des restaurants, puis peu à peu avec plus d’assurance, je passais la commande, différenciais les knedliki des karbanatky, faisais sonner les i, roulais les r et rentrais les y dans la gorge, là où remuent le rire et les larmes, pour trouver le chant de cette langue que j’aimais sans la comprendre.
Sur le plan, le soir, je relisais les noms des lieux traversés : Vltava, Hrad, Kostol Svateho Mikulase, Karlovy Most. Je cherchais des correspondances, traduisais et répétais, encore, Katedrala, Batzilika, en laissant traîner les syllabes. Je vivais dans la langue ma première expérience amoureuse, le mystère de l’irréductible opacité cousu de la découverte troublée d’une intimité évidente.
Une fin d’après-midi, nous traversions les vergers en pente de la colline de Petrin, dans les hauteurs de Malastrana. Je chantais dans ma tête « Tu me estas dando Malastrana ». J’avais envie de me fondre dans le maelstrom de la Malastrana, de rouler dans l’herbe de cette mala vida, fermer les yeux et que se centrifugent les ruelles du quartier du château et les vitraux de Mucha, les sgraffites des façades et les chérubins rococo. J’avais 13 ans, je portais des Doc Martens alors qu’il faisait 30 degrés. J’étais à Prague et enfin chez moi. Nous nous sommes assis sous un arbre en fleurs. Le ciel était flambant gris, comme rétro-éclairé. J’ai pris là une déflagration d’obscurité.
Je suis retournée à Prague, avec Kafka, Hrabal, Kundera, Klima. J’y suis retournée en voyage de classe. J’y suis retournée, à peine majeure. J’y suis retournée, élargissant chaque fois le remous du ricochet originel.
Puis j’ai cherché ailleurs le ciel Malastrana. À Budapest, la tête appuyée sur le rebord de la piscine des bains Szeczenhi. Dans les Maramures, en Roumanie, autour du cimetière Sapanta et de ses tombes de toutes les couleurs. Je l’ai trouvé là où je ne l’attendais pas, au-dessus des meules de foin dans l’Aubrac et au au bord de la mer à Dunkerque. Une fois, au milieu d’un pont, à Lyon.
Je l’ai retrouvé à Cracovie en 1999. Alors je m’y suis installée, pendant un an.
Un soir, je me promenais en lisière de Kazimierz, le quartier juif. Le brouillard était éclairci par la lumière orange des lampes en cuivre. Sur la droite, une rue étroite s’est ouverte. Au fond, les traits mal définis de la Bazilika Swienta Michala Archaniola. J’ai marché sans que l’image se précise, comme un myope sans lunette. L’église grandissait et blanchissait, dans son enveloppe brumeuse irradiée. Puis, arrêtée par une grille, là, impasse Skaleczna, dans un froid de conte scandinave, j’ai entendu les dernières notes d’un requiem sortir d’un fantôme d’église luminescent.
Parfois, j’ai rêvé du ciel clair du désert d’Atacama et du ciel poussiéreux des périphériques berlinois ; des néons des cinémas de New-York et des rayons de lumière qui entrent dans les cabines carrelées des piscines de Londres.
Depuis vingt ans, souvent, je rêve que je cours dans Cracovie la nuit. Je cours et je sais qu’on est déjà demain. Cras. Cras. « Dépêche-toi », chantent les corbeaux cachés dans les arbres du Planty qui ceinture la stare miasto. Je cours, dans un quartier que j’identifie mal. Les câbles du tramway strient les bâtiments, les coupent et s’en échappent en lignes obliques qui s’envolent dans un brouillard sourd et sans lumière. Peut-être, tout droit, la biblothèque Jagellone ? Il faudra tourner à gauche, passer devant la drukarnia. Je cours dans un gris de photographie mal développée. Le flou commence déjà à se diluer dans la pluie. Cras. Cras. Je me réveille et je n’ai pas revu la lumière de la Bazilika… J’aurais dû prendre le pont, mais j’ai oublié son nom.
Je retournerai ce printemps à Cracovie.