#techniques #05 | variations Wajsbrot

Je me réveille. Les carreaux de la fenêtre encadrés de rideaux jaunes tirant sur le paille. Trois hirondelles passent. Une d’abord, suivie de deux autres. Les branches de tête du sapin frémissent. Au fond : le ciel déjà bleu.


Au tout début est écrit « Je me réveille ». Les dés sont jetés d’emblée. Je est le protagoniste. Il a son importance. Primordiale. Le Je majuscule s’expose, se met à nu. Au fil de la lecture, un paradoxe : on comprend bien ici que la scène décrite n’est pas un simple tableau. Le rythme joue sur deux temps. Ce ne peut être un simple hasard. Alternance de phrases verbales et nominales. Il y a un verbe, puis il n’y en a plus. Trois fois. Répété sur six phrases. Il ne faut pas négliger cela. C’est de ses sentiments et pas de la scène bucolique et naïve qu’il s’agit. La narratrice s’en dédouane en interposant le carreau de la fenêtre. Il faut l’assourdir, la protéger autrement, la mettre au second plan. Changer de pronom nominal ? Non le récit serait faussé. On ne peut pas se permettre de remplacer « Je me réveille », par « Elle se réveille », cela serait malhonnête. Il faut garder le Je. Essayons de le placer en troisième position. Tout en lui laissant un rôle actif ! C’est elle qui vit cette scène après tout. En arrivant troisième ni il ne rompt, l’alternance du nominal et du non nominal ni il se trouve trop mis en lumière. La subtilité réside à ne pas le mettre non plus à la fin. Trop visible. En troisième position c’est mieux. Comme si l’auteur en avait fait un contrepied. Sorte de contreplongée. Ça donne de la profondeur. Le rythme n’est pas rompu. Le texte se joue en six phrases. Le Je a la tierce place sans pour autant en perdre sa majuscule. Il se dresse en frontière entre l’extérieur et l’intérieur, juste avant la césure. L’espace gagne en profondeur. On ne considère plus que le dedans et le dehors. Le milieu nous fait basculer de l’intérieur vers l’extérieur. Quatre dimensions et non pas deux. Se pose alors la question de la place des hirondelles ? La solution de la permutation simple avec le Je semble la plus évidente. Elles deviennent un sujet vivant, sans laisser la fenêtre prendre le devant de la scène. Ce ne serait alors plus l’évocation d’un tableau printanier, mais une nature morte. Les hirondelles premières. Le camouflage du protagoniste est parfait. D’ailleurs ne dit-on pas communément que les hirondelles annoncent le printemps ?


Trois hirondelles passent. Une d’abord, suivie de deux autres. Je me réveille. Les carreaux de la fenêtre encadrés de rideaux jaune paille. Les branches de tête du sapin frémissent. Au fond : le ciel déjà bleu.


Rien n’est anodin. Chaque détail compte. C’est cela qu’il faut ressentir. La quatrième phrase « Les carreaux de la fenêtre encadrés de rideaux jaune paille » est beaucoup plus longue. Comme un soupir interrompant un discours haché et précipité. Peut-être en le plaçant tout à la fin cela soulagerait la lassitude qu’il provoque au milieu du texte. On en tire un triple bénéfice. Premièrement, l’effet de surprise. Quel lecteur ne s’est jamais assoupi après le pic-nique dominical dans l’herbe verte, l’estomac bienheureux et la paupière lourde, sombrant avec délice bercé par le chant des oiseaux ? Il n’existe pas de plus doux réveil. Le chant délicat du vent dans les branches. On s’étire où l’on bâille bruyamment. Les rires des enfants jouant un peu à l’écart. On se sent bien, en osmose totale avec la nature. Il y a quelque chose qui sonne faux dans cette évocation. Ici, il n’y a pas de bruit. Ici, les oiseaux ne chantent pas. Ici, les carreaux et l’épaisseur des rideaux isolent suffisamment pour que l’on ne puisse entendre le bruit du vent. Ici le réveil est brutal de son silence. Il n’est même pas précisé si la narratrice rêvait auparavant… Dormait-elle seulement ? Enfin, cela permet un recadrage spatial : le lecteur est projeté avec violence de sa paisible sieste champêtre directement derrière le carreau. Emprisonné. D’autant plus surpris qu’il ne s’y attendait pas. D’ailleurs, dans quelle pièce se trouve-t-elle ? Rien ne permet d’affirmer que c’est une chambre à coucher : on peut tout aussi bien suspendre des rideaux jaunes avec embrases dans un salon, ou bien en tissu un peu plastifié que l’on peut rencontrer aussi bien dans les chambres d’un hôtel de banlieue, d’un hospice, ou du dortoir d’une colonie de vacances.


Trois hirondelles passent. Une d’abord, suivie de deux autres. Je me réveille. Les branches de tête du sapin frémissent. Au fond : le ciel déjà bleu. Les carreaux de la fenêtre encadrés de rideaux jaune paille.


Le vrai sujet traité est plus du domaine de l’angoisse. Une angoisse sourde. Le vrai sujet n’est-il pas hors du cadre présenté ici ? Que vient faire cette tête vertigineusement accrochée en haut de l’arbre ? Qui a déjà vu un sapin frémir ? D’ailleurs pourquoi ce choix du sapin ? Le choix évoque plutôt l’hiver. Arbre caduc. Que vient-il faire dans cette scène printanière ? La narratrice aurait tout aussi bien pu choisir un orme, un érable, un chêne… Le choix est quasi infini parmi les arbres qui refleurissent au printemps. Pourtant, elle a choisi le sapin. Le sapin est vert toute l’année. Célébré aux fêtes de Noël. À la première lecture, cela ne choque pas. La relecture laisse une sensation bizarre. Un goût amer restant en fond de gorge.
Les chiffres ont leur importance, il y a trois hirondelles. Une. Seule. Puis deux. Une tête. Deux rideaux. Quelle est la couleur des carreaux ? Sont-ils propres ou couverts de poussière ? L’adjectif déjà devant le bleu évoque-t-il l’aube naissante ou fait-il référence au noir profond qui précède ?
Et ce jaune paille qui clôt le cercle de l’angoisse du temps qui file comme déjà un peu brulé au dur soleil de l’été.

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.