– 1 –
Photo en noir et blanc.
Elle me regarde avec arrogance.
Me fixe sans cligner des yeux.
Derrière ses lunettes.
Me défie.
Roman Cinéma Théâtre.
1943-1993.
1764 pages et des poussières.
Une brique.
– 2 –
Le livre écornait mon insouciance. Souviens-toi, souviens-toi des étagères pleines de tes tracas, et ça riait de mes maladresses, de mon esprit qui tourne au ralenti.
Interminable, la page, qu’on a peiné à atteindre, qu’on essaie de traverser, éprouvant des difficultés nouvelles, qui nous sont tombées dessus sans crier gare, nous invective. Elle nous reproche, jaunie par le temps perdu, ce qu’on est devenu. De s’être laissé pourrir. De ne rien branler de ses journées. Son brouhaha danse, se bouscule devant mes yeux, incompréhensible, opaque, comme pour me ridiculiser.
– 3 –
Dedans, des images. Qui prennent de la place. Il y a des pages blanches, à gauche, avant un nouveau chapitre, un nouvel acte, une nouvelle section. Il y a les pages qui annoncent le titre d’une œuvre, sans rien d’autre, précédées et suivies d’une page blanche. Des questions de mise en page. C’est toujours moins à lire.
– 4 –
Une vieille histoire, ce bouquin. Trouvé dans un magasin de livres d’occasions. Presque neuf, étonnamment, sauf la couleur. Il jaunissait entre d’autres pavés, tous abandonnés. Ca s’ennuyait, pleins de lamentations. Qu’on puisse abandonner des livres, ça m’a toujours fait horreur, moi. C’est se séparer d’une partie de soi. Il n’y a pas pire sacrifice.
– 5 –
Il était rempli de mers. Il en débordait. Bruits de la mer, boucan, mer qui tâche, mer qui tambourine, qui tape, et dans ce flot de mots, contre les falaises d’images qui prenaient de la place, faisaient qu’il y avait moins à lire, tout s’embrouillait, tombait à l’eau. J’avançais, puis peu sûr de moi, je reprenais deux ou trois pages avant, malmené comme par le caprices de divinités peu clémentes, qui exigeaient un sacrifice.
– 6 –
Le livre est lourd. Moi qui ai — maladivement — toujours pris soin de mes livres, craignant qu’ils tombent en morceaux, qu’ils se brisent, qu’ils se tachent, c’est embêtant, un livre aussi lourd, aussi encombrant, plein de mers.
Un livre abimé, c’est un drame. Quand on l’achète, sauf si c’est un vieux livre d’occasion qui appartenait à un lecteur peu consciencieux, il a la forme d’un parallélépipède rectangle, bien régulier. Sa perfection gonfle de joie l’âme du lecteur. Ses faces sont sans pli, sans rayure. Ses arrêtes sont sans creux. Ses sommets sont vaillants et fiers, comme le soldat qui s’en va couper des têtes, tirer sur des enfants. Ils ne craignent rien ni personne, ses sommets. Puis on passe dessus, alors sous nos doigts, sous nos ongles, soumis à notre regard, ils vieillissent, ont leurs premiers cheveux blancs.
– 7 –
Les coins de mon livre sont légèrement tordus. Même avec tous les efforts du monde, il y aura des ruines.
– 8 –
Le regard plein d’arrogance, elle me reproche ma passivité, de me laisser trainer dans le lit jusqu’à pas d’heure : « Quel malheur ! se plaint-elle. Il est un temps, tu étais différent. Tu lisais, tu lisais tellement, rien ne pouvait t’arrêter. Tu avais une de ces cultures, tu aurais pu faire tant de grandes choses, Polytechnique. »
Le livre, il faut l’ouvrir, avancer, mais ma tête est pleine d’autres choses. Des ouragans, des ouragans de soucis. Le smartphone, posé à côté, est rempli d’histoires, aussi. Les messages reçus, qu’il faut regarder, les notifications, sur tel et tel réseau, ce qui s’y dit, et on perd un temps fou, laissant le livre abandonné y aller de ses remarques désagréables.
– 9 –
Il se prendra des coups. Il est plein de cicatrices. Glissé dans un sac, un cartable, une valise, les risques sont encore plus grands, surtout s’il y a autre chose avec. La plus grande catastrophe, c’est la bouteille d’eau qui s’ouvre.
Mais rien que manipuler un livre, les mains plus ou moins moites, c’est exercer une force sur ses pages, sur sa couverture, sur sa tranche que certains — que je déteste ça ! — n’auront aucun scrupule à casser, à mutiler. Ce sont des gestes, que nous ne maitrisons pas totalement, dont nous ne mesurons pas toutes les conséquences.
– 10 –
Quand petit, on me voyait lire, je me souviens de leur air bestial, les rires gras, comme on m’arrachait le bouquin des mains. Et ça le faisait glisser sur la table, ça s’amusait avec, en riant grassement.
Toi, brique de 1764 pages et des poussières, on ne te malmènera pas.
– 11 –
Le livre malmène et insulte le lecteur qui, s’ennuyant, cherche une porte de sortie — fermer cette foutue fournaise fuir.
– 12 –
Cette mère qui revenait voir son fils.
Lui, paumé, vieillissant.
Elle, paumée, déjà vieille, très vieille.
Ils mangent trop. Aiment manger. A s’en péter le bide. Comme moi.
C’est comme si ce livre, qui me soutenait de son regard plein de défi, me rappelait : « Ta vie, tu l’as fichue en l’air. Ratée. Tu vieillis. Et tu manges trop. Beaucoup trop. Tu as tes premiers cheveux blancs. »
– 13 –
Le livre a trop trainé. Il renferme mes défaites. Mes victoires aussi. Etre venu à bout d’une page, une victoire. Etre parvenu à avoir une lecture plus fluide. Parfois, on hésite, puis on se lance. Puis un jour, les difficultés reviennent. Et le sentiment d’avoir tout raté.
« Tu aurais pu… » dit-elle, détruisant encore plus l’assurance que, de jour en jour, remarque après remarque, critique après critique, injonction après injonction, mépris après mépris, elle s’est amusée à piétiner. « J’ai tout fait pour toi. Tout fait pour vous. » Toujours ce même discours, se faire passer pour la femme irréprochable, qui n’a fait que du bien aux autres, qui subit leur colère injustement, la haine de son fils, l’indifférence de sa fille. Plus de dix ans à supporter ses paroles. « C’est du passé. Si tu avais vraiment voulu, tu aurais dépassé ça, tu aurais été quelqu’un d’autre. » Alors il faut fermer le livre. Lui fermer sa gueule. Lire est redevenu insupportable.
– 14 –
Il y a les catastrophes. Les taches. Les pages pliées, ou arrachées. Les tranches brisées, mutilées.
Mon chat, un jour que j’étais en train de faire du rangement, il monte sur le bureau où un livre de kanjis était posé parmi d’autres, parce qu’il voulait voir ce que je faisais, et il renverse une tasse de café. Incapable de supporter cela, j’en ai racheté un exemplaire. Mais le pire, avec les chats, c’est qu’il est impossible de leur en vouloir. Ils sont trop mignons.
– 15 –
Page après page
nous tentons de surmonter
nos difficultés
de retrouver l’aisance
de quand on était
plus jeune
plus frais.
Le livre est là, posé sur ma table de chevet, qui me considère avec mépris, se moque de ma paresse, plein d’une mer tapageuse.
Ce livre renferme encore plus que ce que son sommaire indique. J’aime beaucoup ce rapport, cette fréquentation, cette intimité avec le livre que tu instaures par touche : ce drame on peut dire. Le livre plein de mers (le mal de mers)… Peut-être faut-il, aussi, avoir un rapport de chat avec les livres ?
La mer, la mère, l’amer… moi qui pensait que les livres ont une odeur, ils ont aussi un goût. Merci Jad!