J’ai été cet enfant qui regardait ce bol encrassé de tartre sur le bord de l’évier de la salle de bain. Ma mère m’y lavait en morceaux. Nous dormions tous les deux dans la chambre attenante et chaque nuit je rêvais que mes dents tombaient une à une dans le bol. Pas grandi en sachant que selon le centre national des ressources textuelles et lexicales, c’est d’abord une pièce de vaisselle de forme généralement hémisphérique, servant à boire certaines boissons. Enfant, c’est surtout une fonction et une forme qui définissent une histoire de lèvres tombantes, de pierres tombales à toute vie sociale. Des pierres fabriquées principalement à partir d’une résine d’acrylique composite qui brisent sa bouche. Entravent sa langue. Calcinent ses gencives dévorées par une histoire plus âpre que celle des dents arrachées. Une histoire grandie sur les parois du bol, de la coupe, du verre fumé borosilicate qui maintient la prothèse, son harnachement volatil, loin de la plaie béante qu’est devenue sa bouche. J’ai connu ma grand-mère assez longtemps pour m’en souvenir. Elle aussi était édentée. À quel moment l’enfant comprend qu’elle porte un appareil. Un dentier qui baigne à même un bol en Arcopal dans un mélange répugnant d’eau tiède et de Polident. J’ai été ce petit garçon qui attendait sa mère chaque matin en regardant le bol. Elle prenait son temps. Elle disait qu’on avait bien le temps d’arriver à l’école. Elle fumait des cigarettes avec sa mère. Je les regardais fumer dans la cuisine. Le bol était là, posé sur une toile cirée d’un autre âge. Il attendait la bouche. Ma grand-mère retirait son dentier pour fumer. Ça lui donnait un air teigne. Elles ne disaient rien. Elles ne se regardaient pas. Elles se contentaient de rester là à fumer devant l’enfant médusé. Plus tard le sentiment de l’effroi. Le choc des incisives. L’arrachement de ses dents. Les cris. Le sang. La colère et la détresse mêlées devant mon regard interdit. Le bol posé sur le bord du lavabo. Une autre salle de bain. Un autre bol. Elle était devenue corps amputé de jeunesse. Corps hémorragique. Bête stoppée dans son élan vital. Les dents clochettes qui résonnaient cling-cling contre les parois du bol. Le chant du bol dans la main de la mère. Dans la main de sa mère. Dans la main de ma mère. Le mot de bol précédant toujours mon prénom d’enfance dans la bouche exsangue de maman.
Ma mère m’y lavait en morceaux. Cette image est si puissante et si parlante. Très métaphorique, violent, poétique. Et toutes ces histoires de dents qui se mêlent et s’imbriquent de confuses histoires familiales j’en suis toute retournée.