Sur cette photo, tu es en grande tenue. Robe noire, toque à bande d’argent. Tu es greffier à la Justice de Paix. En face de toi, le juge, vêtu lui aussi de sa robe, tête nue. De quoi parlez-vous ? Peut-être du dernier article que tu as publié dans l’Indépendant dont tu es le correspondant. Tu tournes en poèmes ou chansons les aventures des braconniers pris la main dans le sac ou des paysans sourcilleux. Quelques lapins pris au collet ou une coupe de gros chênes ayant « anticipé » sur le bois du voisin, voilà tes sujets de routine, tu as la plume facile et féroce. Explores-tu la littérature de ton temps ? Connais-tu Dada et le Surréalisme ? Ta bibliothèque semble bien conformiste : Sully Prudhomme, Paul Bourget, Anatole France, quelques Musset ou Vigny, pas un seul Hugo ou Zola, pas de philosophe.
Une autre photo te montre en dandy, pantalon rayé, veste à un bouton (smoking ?). Tu t’appuies du coude gauche à la cheminée du salon. La raie au milieu sépare tes cheveux bien lissés en deux parts égales, tu ébauches un sourire. Tu ressembles à Marcel Proust. Un palmier nain en pot complète le décor. Tu poses, tu aimes la fête, tu sembles apprécier le costume, voire le déguisement… tu adores manipuler cette canne qui n’est pour toi qu’un accessoire de ta tenue.
Quand as-tu ressenti les premiers symptômes de la tuberculose ? Quand ton père, le patriarche paysan, a-t’il décidé de te sortir de la ferme que la maladie t’aurait empêché de maintenir, de développer comme il l’avait fait, pensant à toi peut-être ? Le mal qui épuisait ton corps et l’ambition du père t’ont conduit à étudier au Collège Désiré Nisard de Châtillon sur Seine, puis à Bourges où tu « fis ton droit ». Dans le bourg voisin de la ferme, tu t’installes dans une maison. Une photo te montre au milieu d’un groupe des notables locaux, conseil municipal, club philatélique ?
Autre portrait posé sur la cheminée, colorié d’après photo, signé Berthe G. Prades. Tes lunettes aux verres ronds sont bien de l’époque, les yeux sont très noirs. Les pommettes sont teintées de rouge intense, créant une illusion de santé que démentent le regard apeuré, la fine moustache et les joues bleuies par une barbe drue exigeant deux rasages par jour. Du haut de cette cheminée, tu observes ta famille, tu en es le chef incontestable malgré la maladie.
Tu as épousé Suzanne, institutrice rencontrée à Bourges. Vous avez deux enfants. Tu surveilles les progrès du garçon ; comme toi, il sera pensionnaire au collège de Châtillon sur Seine. Premier ou deuxième de la classe pendant tout le secondaire, il répond à tes attentes, à tes exigences ; une défaillance, fût-elle minime le fait consigner à ta demande pendant un dimanche. Il arrive que le Principal intervienne auprès de toi pour plaider l’indulgence… acceptée. L’éducation de ta fille ne te préoccupe pas autant, tu laisses Suzanne et ta belle-mère en prendre soin.
Depuis un certain temps, tu as accepté d’accueillir Marguerite pour de longs séjours dans ton foyer. Son époux est mort très jeune et Suzanne apprécie son aide pour s’occuper des enfants et de la maison. Marguerite est très pieuse, cela entraîne quelques frictions avec ta fille et toi, poète libre-penseur adepte de la raison, proche de la franc-maçonnerie.
Sur la façade – ou au-dessus de la porte – y-avait-il une plaque indiquant l’office du greffier ? Ton rôle semble s’étendre à des recouvrements de loyers, d’échéances diverses, comme si tu faisais aussi fonction d’huissier. Il te faut parcourir le canton, tu acquiers une automobile. Une photo te montre devant une Amilcar, berline cubique de 1930 ; tu portes un pardessus à grand col de fourrure et un chapeau ; à tes côtés Suzanne en fichu et Jacques en culotte courte (huit à dix ans, cheveux longs). Dans ton bureau, un coffre-fort conserve documents et sommes collectées. Dans un tiroir, tu ranges les bâtons de cire rouge-brun et le cachet métallique avec lesquels tu authentifies et scelles les plis officiels émis par le Greffe.
Tes séjours répétés en sanatorium n’apportent que de brefs répits ; les sels d’or soulagent en partie tes douleurs, mais c’est un remède cher, aux effets secondaires imprévisibles sur le foie ou les reins. Dès les premières hémoptysies, tu te sais condamné, la tuberculose est la grande tueuse de l’époque, après l’hécatombe de 14-18 et la grippe espagnole. As-tu lu « La montagne magique » ? C’est ta famille qui te fait tenir… l’exemple de ton père, vigneron ruiné par le phylloxéra, qui a reconstruit une ferme modèle en polyculture élevage et t’apporte son soutien alimentaire et financier. Penses-tu souvent à la mort ? Au paisible cimetière de Molesme où tu as payé une concession ? 1939 te surprend en pleine période optimiste, on entend parler de nouveaux médicaments miracles, l’été sec libére en partie ta respiration. La déclaration de guerre te porte un dernier coup, tu meurs en pleine « drôle de guerre ».