– 1 –
La poussière s’est accumulée sur les étagères. Des années d’attente. Attente d’être ouverts, écornés. Attente d’être lus, éventuellement. Elle s’étale, la poussière, recouvre ma pensée, l’envahit, elle suffoque. Il y a de tout, des livres en tout genre, qui rient, qui hurlent, qui pleurent. Restes de toute une vie dont je n’ai jamais su me débarrasser. Traces d’un passé lointain que je regrette parfois. Un velux déchire le toit, m’imposant un ciel morne, gris le jour, sombre la nuit. Parfois, quand le ciel se prend à rêver, des nuages passent et, de plus en plus rares, des oiseaux, qui se pavanent, se vantent de savoir voler, il faut faire preuve d’optimisme, de temps en temps. Et il y a les voitures, qui font du bruit, m’interdisent de me vider la tête, le chien du voisin, qui aboie, avec toute la rage du monde, m’interdit de penser à autre chose, tous ces bruits, des milliers de sons, foules de grincements, grondements, crissements, cacophonie qui, le jour déclinant, mourra avec lui, agonisera, je n’attends que ce moment. La vitre est crasseuse d’avoir attendu. Des années. Des décennies. Comme les étagères où des livres s’ennuient. Depuis des siècles. Comme ma pensée qui s’entête à tourner en rond.
Parfois, la rue se déploie. Elle s’émancipe, hors de ma chambre, hors des livres sur les étagères. Elle virevolte, elle s’étire, prend son envol, brise le velux au-dessus de ma tête. Elle me conduit ailleurs. Alors je me laisse entrainer. Elle me mène où ça lui chante. Vers mes hontes millénaires. Vers mes craintes mortifères. Je revois des faces incendiaires. Leur dédain dégueulasse. Et il y a le ciel, incroyablement bleu. Le beau temps s’est rappelé à ma mémoire. Mes plus chouettes souvenirs. Je me souviens, je me souviens. Des choses familières, qui reviennent me harceler, s’amoncellent dans ma mémoire. Des rires, des rictus, des abandons. Tant de projets restés à l’état de projet. Alors, avec précipitation, comme le feu au cul, je retourne sur mes pas.
– 2 –
La voix cabossée lacère le silence encrassé. Vlan ! Les livres vacillent et tombent. Ils sont en trop, qui hurlent, qui bavardent, qui chuchotent. Ils se racontent des histoires à dormir debout. D’autres, pleins d’un savoir obsolète, dissertent sur la vie. Ils savent des tonnes de choses que nous suivons religieusement. Nous avons le respect de l’enfant naïf et sot. Ils nous expliquent comment accéder au bonheur, piper un peuple crédule, dépasser la peur de la mort, installer un terrarium pour tortues aquatiques, etc. Certains gardent le silence. Mais quand le temps commence à se faire long, sous le ciel gris et sale, ils s’échangent des ragots. Il y a ceux qui rêvent de ma mort prochaine.
La voix, à l’autre bout de la baraque, baragouine bovinement mon nom. Mon silence, qui la heurte, persiste, mais parce qu’il faut gagner la bataille, elle insiste, hurle encore. Elle a espoir, la bougresse, d’avoir une réponse. Mais il faut résister. Refuser ce bruit. Refuser de se soumettre. Apprendre à s’en foutre. Décevoir ces voix qui crient, exigent de vous d’être de leur côté, de porter leurs combats, de valider leurs convictions politiques, spirituelles, philosophiques, esthétiques, et ce n’est pas facile. Il y a leur regard, si doux, doucereusement rude, dur derrière une apparence de douceur, de bienveillance, une jolie façade. Et vous, soumis à toutes ces attentes empoussiérées, ces sales faces nuageuses, vous voulez fuir. Vous vous ferez bouffer. Ils vous embrigaderont. Vous feront renoncer à ce que vous êtes. A ce que vous pensez. A vos vices, affreusement ignobles, laids et terribles. Ce triste monstre qui grogne et gémit en vous.
Sous le ciel gris et sale, les livres s’ennuient. Les cancans ont tâché leurs pages. Il faut regarder ce qui se trame dedans. Vous n’y arrivez pas. Alors, coincé entre, d’un côté, des murs qui vous étouffent, et de l’autre, des livres qui refusent de s’ouvrir, vous attendez que le temps passe.
– 3 –
Hier, une étagère s’est effondrée. Les livres se sont cassé la gueule. Il a fallu tout ranger, trouver un moyen de réparer le meuble, pour pouvoir poser les pauvres livres défigurés, avec toujours ce problème de place, ma hantise.
Ce n’est pas qu’un problème de place qui manque. C’est la peur que vienne ce jour où il en manquera, définitivement. La peur qu’un jour, on n’ait plus rien de nouveau à ajouter chez soi, plus de raisons de rêver, de penser. Alors on fait tout pour repousser l’échéance. On resserre le tout, au maximum. On met des livres par-dessus d’autres livres, ou derrière, ou dans des tiroirs qui, maintenant, ne serviront plus qu’à stocker. Puis une fois qu’on a fait du vide, un vide rassurant, plein de cette illusion qu’on vivra encore, que notre misérable existence sera pleine d’expériences nouvelles, on achète de nouveaux livres. Puis d’autres encore, qui prendront de la place. Puis d’autres, qui prendront la poussière, qu’on aura peur d’ouvrir, qu’on ne lira pas. Ils nous surveillent, dépités, muets d’ennui, sous ce ciel gris, ce ciel sale, muet d’ennui, qui nous épie, plein de morbides pensées. On envie le passant, qui passe dans la rue, qui n’a pas nos inquiétudes, de la place à faire, des livres à acheter, et on rêverais de foutre le feu à tout ce foutu capharnaüm.
Les livres se sont cassé la gueule. Ils se sont brisés. Ils avaient tant de choses à raconter, mais avant d’avoir pu dire quoi que ce soit, les voilà morts, tristes cadavres de papier. Les histoires qui sommeillaient dans leurs tripes, nous ne les saurons jamais. Les mondes lointains qui s’y trouvaient nous sont désormais inaccessibles. Distants de plusieurs centaines de millions d’années lumières, nous espérions y retrouver nos repères, notre petit confort, pouvoir nous y reconstruire, tout en rompant avec la monotonie de notre poussiéreuse existence. La réalité nous saute à la gorge, froide, cauchemardesque. Notre vie est insignifiante. C’est alors qu’avec précipitation, nous retournons sur nos pas.
– 4 –
Que les livres prennent feu. Dehors, la rue gronde. C’est la nuit. Il ne dort pas. Il ne veut pas céder. Mais rester. Résister, jusqu’au bout résister. Son cœur est triste. Ses entrailles ont faim. Lui, il pense. La poussière est là, qui s’accumule. Malgré tous les efforts pour s’en débarrasser, elle est là, elle reste. Et lui, il pense. Il pense à ses échecs. A toutes ses ruptures, ses abandons. Il se sent nul. Il doute pouvoir un jour tout surmonter. Il voudrait partir. Il ne peut pas. Il en a, des regrets, plein le dos, plein le crane, plein les dents. Dehors, le ciel est noir. Dans la vitre, on ne voit rien, que la lumière de la chambre qui se reflète dedans, et une silhouette, une ombre, au milieu, comme un trou noir.
Que les livres prennent feu. Dehors, la rue gronde. C’est la nuit. Il refuse, après tout ce que son cuir a enduré, de se persuader que tout va changer. Il sait qu’il restera ce mec naze, sans avenir, un peu malade, difforme, détestable, une ombre au milieu de la chambre, comme un trou noir, qui aspire tout. Il hésite. Ca grogne dans sa tête. Ses pensées dérapent. Elles ont une odeur de haine, de sang. Il va prendre un livre. Il l’ouvre et essaie de lire. Les mots se bousculent ses yeux. Fuient les lignes il veut aller au bout. De la page. Du paragraphe. De la phrase. Mais les mots dérapent. Ils dansent. S’écoulent. S’écroulent. Il n’y pige pas grand-chose. Comme un brouhaha. Maudit boucan. Alors il referme le livre.
Que les livres prennent feu. Dehors, la rue gronde. C’est la nuit. Un miaulement a rompu le silence. C’est son chat. Son petit chat qu’il aime tant. Il miaule. Lève les pattes antérieures. Il veut être porté. Dormir dans ses bras, comme souvent, à cette heure. Dormir là, avec toute la douceur et la lourdeur du monde. Rêver près de son cœur. Devenir le centre du monde. Alors, miraculeusement, toute la lumière et la chaleur de l’univers sont revenues. Enfin, la douleur aux bras, on se sent vivre.