Le sol lisse de la petite pièce était fait de pierres concassées, agglutinées en une sorte de mosaïque de granit, de marbre et même d’éclats métalliques, dont les motifs ocres, noirs ou blancs, de tailles et formes diverses et uniques, formaient des constellations que l’esprit de l’enfant explorait, lorsque, seule les après-midi d’été alors que le soleil écrasait d’une chape de silence les jardins, la petite pièce offrait à l’enfant -voyageuse immobile, étendue dans un des fauteuils que le poids des adultes avait fini par rendre moelleux ou couchée à même le sol, la joue reposant sur la pierre fraiche- un terrain d’exploration, sans autres frontières que les jointures des vastes dalles de granito -chacune étant un monde à part ignorant l’existence de ses voisines- où l’esprit de l’enfant découvrait les chemins qui s’ouvraient entre les grains de couleurs, les pierres claires figurant par exemple les sentiers de ces mondes imaginaires qui très vite se trouvaient obstrués par les éclats de marbre noirs aux arêtes acérées, obstacles qui obligeaient les voyageurs invisibles à rebrousser chemin, tenter une autre voie pour traverser la dalle au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard, une menace diffuse -sadisme joyeux de l’enfance- planait en effet sur le jeu, dans une imprécision soigneusement entretenue pour préserver tout le potentiel de l’histoire qui exploiterait chaque incident, comme cette mouche qui se pose maintenant sur le terrain, inconsciente de se trouver en territoire hostile, les pattes posées sur un amas de rochers prêts à s’effondrer au moindre mouvement, canyon instable formés des grains noirs et brillants du carrelage qui n’attend qu’un signe pour emporter la figurante celle-ci finissant par quitter le jeu pour laisser place à d’autres convois de personnages à peine esquissés, sensations plutôt que formes, qui arpenteraient les chemins accidentés en de longues processions.
Parfois des visages apparaissaient dans le granito, souriants, grimaçants, sourcils de granit noir, bouches béantes dans lesquelles brillaient des éclats métalliques, et un autre jeu prenait forme, sans pour autant être formulé par des mots dans l’esprit de l’enfant, un jeu de mémoire, il s’agissait de fixer les visages de la dalle, de les détailler, de se promettre de s’en souvenir pour les retrouver lors d’une prochaine visite, dresser une carte, laisser des repères dans l’océan de grains colorés mais les cailloux que l’on semait derrière soi finissaient pas se noyer, et la monument valley était elle aussi vouée à n’être visitée qu’une fois, cité éternellement perdue, où parfois pourtant après de longues minutes d’errance, la réminiscence d’une figure déjà rencontrée lors d’une exploration précédente provoquait un sursaut joyeux, le choc de la rencontre avec le visage ami électrisait l’aventure, lui offrait un rebondissement qui relançait le scénario dans une nouvelle direction, aventure où les têtes de pierres devenaient maintenant pirates borgnes, madones éplorées, monstres bonhommes, elles aussi amalgames de toutes les images qui flottaient dans l’esprit de l’enfant capturées dans les sources multiples qui irrigaient son imagination fertile, et alors les moaïs et les totems des grands livres rouges du salon qui répertoriaient tous les trésors de la terre apparaissaient sur le sol de la petite pièce et leur mystère, dont l’enfant n’avait peut-être pas conscience, était élucidé dans la simplicité d’une rêverie ludique d’un après-midi d’été.