A l’hiver 2019, François Bon a proposé un cycle d’atelier autour de la nouvelle. Un an plus tard, je décide de reprendre ce cycle à mon rythme et à ma manière.
La nuit de la fête des morts 1918, Jean Giono, soldat d’infanterie et futur écrivain, était à Paris. En permission, il faissait étape, avant de poursuivre, le lendemain, sa route vers le sud. Il dormait d’un sommeil étouffé dans la turne crasseuse d’une caserne. Il fit un rêve.
Il rêva qu’il se trouvait au fond d’une tranchée couverte de mousse. Comme accoutrement, il portait un uniforme de papier bleu et avait à la main un pistolet à bouchons. Une cohorte de soldats de plomb, brillants au soleil, l’entourait.
Leurs visages étaient gribouillés d’un sourire niais et d’une mine rigolarde. Les torses se bombaient, comme s’ils s’élançaient dans le vide sur des jambes faméliques.
Une forte odeur de cyprès, accompagnée d’un vent de pollen, saturait l’air. La chaleur était électrique, Jean Giono sentait une brûlure sur sa nuque, comme si le soleil lui collait à la peau. Le soldat nageait dans sa transpiration, et son uniforme se consumait lentement.
Poussé dans le dos par le soleil, il grimpa hors de la tranchée. En varappe, il s’accrocha à des racines, et enfin il pris pied sur la souche d’un arbre fraîchement coupé. Sous un ciel de fer blanc, un champ de chrysanthème se découvrit à perte de vue. L’horizon aveuglait, au loin, une ombre s’avançait. Par réflexe, le soldat dressa son bras, serra son pistolet et mit en joue cette lointaine silhouette.
Tout à coup, derrière lui, il y eut le cri déchirant d’un corbeau, il se retourna et vit le soleil qui tombait sur la terre comme un météore, une impénétrable fôret lui fonçait dessus ; comme cette masse sombre était déjà sur lui, il voulut retenir sa respiration ; mais dans un même râle, c’est la canopée qui l’aspira avant, les branches le plongèrent au sol ; d’épaisses racines écartelèrent ses membres et tous ses organes furent noyés de boue et d’argile ; son corps fut plongé dans une terre grasse où milles insectes dévorèrent ses os. Il n’eut point le temps de soupirer.
Ses yeux s’ouvrirent sur un ciel étoilé ; sentant, à ses côtés, la chaleur crépitante d’un feu de camp, il avait retrouvé son corps. Allongé, nu comme un vers, son pistolet à bouchons était posé sur son ventre. Il se leva. Il connaissait bien cette clairière, il était sur les hauteurs de Manosque ; et les arbres portaient les doux souvenirs des moments passés avec Elise. De derrière les flammes, il distingua une ombre adossé à un figuier. Elle parla :
– D’où viennent les ordres ? D’où viennent tes actes ? Tu as tant désiré la paix, mais d’obscures forces ont guidé ta main, et ta main a broyé ton désir. N’oublies pas, Pan est un Dieu vengeur.
Sans dire un mot, Jean Giono jeta son pistolet au feu. Quand l’arme se consuma dans le brasier, le futur écrivain se réveilla, finalement, de son long rêve. Sa sueur épaississait l’humidité de la chambre. Il chercha les étoiles, mais, dehors, le ciel parisien ne donnait que le vide. Comme il ne put retrouver le sommeil cette nuit là, il songea à Elise.
Texte, doublement et humblement, inspiré de la proposition de François Bon « Ecritures avec écrivain » et du « Rêve de rêves » d’Antonio Tabucchi.
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Cycle Nouvelle en 4000 mots, les épisodes précédents :