Les personnages sont de retour au domaine. La brume balaie le sol et masque leurs pas. Elle adoucit les contours du peu que le domaine offre à la vue. La brume les contient, elle s’insinue, elle cimente quand elle peut. Elle est le lien qui fait le lieu. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est chez eux.
Ils ne sont pas tous en bon état. Des tourbillons poussiéreux hoquettent par endroit. Ils font glouglou , ils font Pfff , ils font grrrrrr . Ce sont les anciens. On ne les comprend plus vraiment, mais on aurait tort de vouloir les chasser. Ils connaissent du domaine tous les recoins. Ils en sont la mémoire virevoltante. S’ils ne tombaient pas ainsi en poussière, on leur érigerait des statues. Autour, on dessinerait des sortes de parcs où il ferait bon déambuler. Ah ! Croyez-moi, on viendrait de loin pour y soulever son canotier !
De temps à autre, les êtres tourbillonnaires nous livrent un fémur ou un métatarse, et des dents, beaucoup de dents. On s’en sert bien sûr, comment faire autrement ?
Delphine par exemple. Ce n’est jamais écrit, mais, entre son rôle de patronne et celui d’infirmière, elle a changé de dentition à plusieurs reprises, de chevelure aussi. On l’avait sortie rousse du domaine, elle y est rentrée brune, les dents de devant légèrement écartées. Elle se sent perdue. On la comprend.
Delphine s’est assise sur un caillou, bien droite, et semble regarder au loin avec son doux regard de jument. Ses mains sont posées sur ses cuisses. On ne peut pas dire qu’elle fasse grand-chose, ni même qu’elle attende quoi que ce soit. Delphine se concentre, se durcit. Elle résiste.
Son mari fait les cent pas. Il pousse de petits gémissements honteux. Il veut attirer notre attention. Ses bras, trop longs, lui font une allure simiesque. Ses dents tombent les unes après les autres. Oh ! il peut mettre ses doigts ridés devant la bouche et baver ce qu’il veut au travers. Ça tombera, tout tombera. Son pitoyable sourire n’y changera rien. Il finira flaque. Et nos troupeaux, à la nuit tombée, le piétineront par mégarde en se rendant au point d’eau.
J’entends qu’on m’accuse de manquer d’authenticité. Est-ce ma faute s’il fallut parfois tout reconstruire à partir de rien ou de pas grand-chose ? Dans une allée bordée de buis et d’orangers en fleurs, je conçois qu’on y fasse évoluer des personnages solides à la fine psychologie. Je ne désespère pas d’y arriver, un jour. Mais il faut faire avec le formule 1 de Mâcon Nord.
Dans les couloirs de l’hôtel formule 1 de Mâcon Nord, s’entassent des gobelets en plastiques avec leurs touillettes et des barreaux de chaise. On s’y aventure peu, mais c’est pourtant là, au centre du domaine, qu’il faut aller chercher la vieille. Elle s’agrippe comme à la marée aux parois monobloc des sanitaires sinistrés de l’hôtel. On la confond parfois avec une tâche d’humidité, mais c’est alors qu’elle grogne ou qu’elle pète, juste quand on passe devant. Il faut la détacher sur les bords comme l’huître. Ce n’est pas agréable. Et lorsque le domaine le permet, on la retrouve affairée devant la gueule d’un four sur le toit de l’hôtel. Elle y fait du riz au lait avec ce qu’elle trouve. Et certainement ni riz ni lait. Ça ne vient pas dans le domaine.
La vieille a planté une branche dans une fissure du bloc sanitaire B au premier étage. Elle l’arrose au moyen d’un bidon rouillé. Ses gestes sont soigneux, bien que la branche persiste à griffer le vide autour d’elle. La vieille grogne à son intention ce qui semble être des encouragements. Certains jours, apparaissent comme des bourgeons le long de la branche. Des cristaux de sel sans doute. Et la vieille sourit. C’est bien, articule-t-elle.