Baudelaire, le seul mot qu’il suffisait de prononcer en cas d’urgence quand nous étions en mission à Paris. Ceux qui éventuellement pouvaient nous écouter s’efforçaient immédiatement de décrypter le code. Cela n’avait aucune importance. Les décrypteurs n’avaient aucune chance. Baudelaire n’était pas un mot codé. Il désignait simplement ce dont nous avions besoin dans une situation extrême, en cas d’exfiltration immédiate: une adresse et une heure. Les membres de mon réseau le savaient car chacun avait le sien. Chacun avait son Baudelaire pour point de rendez-vous en situation de crise.Notre groupe ne comptait que neuf membres, huit hommes et une femme. Elle, son alias pour le groupe c’était Isle. Je lui avait donné ce surnom qu’elle aimait bien parce qu’elle était la seule Elle. Je n’avais eu aucun mal à attribuer à chacun l’une des très nombreuses adresses où Charles Baudelaire avait habité dans Paris.Les patients travaux de Claude Pichoix et Jean-Paul Avice publiés en 2002 dans le Dictionnaire Baudelaire, furent précieux : ils fournissaient la liste exhaustive des domiciles de Charles Baudelaire, jusqu’à sa mort à 46 ans. Un discret piratage de la base de données recensant les plus de six cent rames-sucettes Starck déployées dans les vingt arrondissements la ville s’avéra également bien utile : tous les panneaux Histoire de Paris disposaient de coordonnées GPS fiables. La seule difficulté consista à trouver pour chacune des adresses et les dates leur correspondant, une convention de chiffrage facile à retenir et fixant une heure de rendez-vous quotidienne à respecter impérativement. Pour Elle, le Baudelaire que j’avais choisi se situait dans le 16 em arrondissement, près de l’Etoile, 48° 52′ 17″ nord, 2° 17′ 30″ est, au numéro 1 de la rue du Dôme. Il y avait toujours un vélo cadenassé sur la rambarde du trottoir devant l’entrée de cet immeuble. C’est là que se trouvait la maison de santé du docteur Émile Duval dans laquelle Baudelaire mourra le 31 août 1867. La somme de la date de la mort du poète fixait l’heure du rendez-vous, toujours diurne, à respecter : 16 heures. Elle et moi, par chance, n’eûmes jamais besoin d’utiliser ce Baudelaire là. Néanmoins, quelques années après la dissolution de notre groupe, ce Baudelaire bouleversa nos vies. C’était en 2021, en avril, une fin de journée magnifique : j’ai adressé à Isle un bref SMS, un seul mot, le nom du poète, mort un 31. Le lendemain, un peu avant 16 heures, j’étais face au 1, rue du Dôme. Il y avait un vélo cadenassé sur le trottoir devant l’entrée de l’immeuble. Elle arriva, prit mon bras le plus naturellement du monde et me confia dans un franc sourire qu’elle aussi savait, depuis longtemps, que nous étions en résonance. Sans parler plus, sans projet particulier, c’est ainsi que nous décidâmes de nous exfiltrer, sans raison, sans raison garder.
il aurait apprécié au moins le sans raison garder
charmant.
Quelle intrigue en Réseau-nance… Réjouissant !