Il faut se dépêcher, dès le matin. Ne pas passer trop de temps à la salle de bain. Laisser de l’eau chaude à tout le monde. A 11h15 tout le monde doit être prêt. Mais qu’est-ce que tu fais encore là ? Mais c’est bon, je suis prête, j’ai juste mes chaussures à mettre. J’appelle pas ça prête, moi! On est prêts une fois descendus du premier étage au rez-de-chaussée, quand on attend sagement devant la porte, chaussures aux pieds, ou déjà installés dans la voiture.
Les repas de famille peuvent avoir lieu plusieurs fois dans l’année. Pas trop souvent cependant pour que l’intervalle entre deux repas de famille fasse oublier les désagréments causés par lesdits repas. Ce peut donc être à Noël, à Pâques, aux anniversaires. A toute occasion destinée à célébrer quelque chose dont tout le monde se fout ou presque, y compris l’intéressé, mais inscrit dans les rituels familiaux comme obligatoire, immuable. Exceptionnellement les repas de familles peuvent aussi se tenir en visioconférence pendant les périodes de pandémie, en étant attentif à bien respecter, même en cas d’insulte, les gestes barrière et la distanciation sociale.
Le temps est long. Mais on est bien élevé, il faut rester à table, manger de tout, goûter chaque plat, on a pas fait tout ça pour qu’il en reste quand même ! Les adultes discutent, n’arrêtent pas de parler, de boire, ont un estomac dont le rythme est calculé sur d’autres horloges, avalent un morceau toutes les cinq minutes, commencent à peine quand on a déjà terminé. Alors on plonge dans un livre, on lit, on dévore les mots qui s’alignent bien sages, bibliothèque rose, ou verte, on ne lit pas à table, exceptionnellement on peut, d’habitude on n’a pas le droit, mais on s’ennuie et on voudrait tellement, connaître la suite, se plonger dans les mots, se mettre à l’abri.
La date du repas de famille. Les préliminaires en quelque sorte. Les dates des repas de famille sont dictées par le calendrier des anniversaires ou tout événement digne de célébration, on l’a vu avant. Mais si la date dicte la période, encore faut-il trouver la date dans un faisceau raisonnablement limité avant ou après. Passé ce faisceau l’occasion est passé, comme les plats, c’est refroidi, c’est trop tard. Pour choisir la date, la question est de savoir qui lance l’invitation, qui lance les hostilités si on peut dire. Se découvrent dans le choix de ces dates les pouvoirs implicites liés à chaque membre de la famille. Qui de savoir si l’enfant de la famille sera là plutôt cette semaine là, ou la suivante, et comment les parents ont prévu de faire le partage. Qui de savoir si la sœur de la famille sera de retour de mission humanitaire, de road trip, de cure, d’expatriation, cochez la mention inutile. Qui de savoir si l’autre sœur de la famille se partagera, se partagera pas, viendra avec, viendra seule. Quant aux parents, ils attendent la date, ne disent rien, rien à dire puisque tout est à recommencer. Le jeu du chat et de la souris, de la consultation des uns et des autres peut durer quelque temps, jusqu’à ce que chacun, conciliant, décide de laisser la priorité qui à l’enfant, qui à la sœur, pour enfin se préparer à l’éventualité devenue réalité tangible, et inscrite sur le calendrier, le repas de famille.
Il y a toujours un moment de latence, de flou, un moment où les conversations s’éteignent, entre deux plats. Au moment du fromage, quand les estomacs sont déjà bien remplis. Ou quand certains s’activent en cuisine, préparent, cuisent, rôtissent, lavent, piquent et essuient. Si la torpeur liée à l’alcool et au fromage pousse à l’égarement et que les questions d’actualité viennent à être abordées, la situation est délicate, attention. On peut rester dans la zone floue du consensus, oui ils sont tous pourris, oui on n’y peut rien, oui, de toute façon il faut faire avec, oui c’est comme ça, oui c’est pour tout le monde pareil, et enchaîner sur la tarte aux fraises. C’est la solution idéale. Mais si la barre supérieure est franchie, que des points de vue s’affrontent, se confrontent, et toi t’as fait grève, et toi t’es allée à la manif, alors là, le terrain est glissant. Surtout si au moment où le dessert apparaît, la discussion se met à s’échauffer d’autant que le gâteau et ses bougies peuvent bien attendre et que voilà, puisqu’on n’est pas d’accord, et qu’on ne peut parler de rien, et pourquoi on en parlerait pas d’abord, et malgré les rappels, les mines contrites, les remarques ah mais vraiment l’année prochaine on fait rien, on laisse le gâteau s’écrouler, ses bougies se consumer jusqu’à ce qu’un sursaut du sens de la famille assaille l’un des présents, et là, ouf, on a échappé au pire, on souffle les bougies, on distribue les cadeaux, on trinque, on déchire rapide les papiers colorés, si patiemment emballés, on s’extasie, on remercie, on mange, c’est bon, c’est vraiment très bon, on prend un café, voilà, on aura passé une bonne journée.
Côté paternel ou côté maternel. De chaque côté, un usage de la fourchette, de la politesse, du temps dévolu au repas qui peut varier. Dans la maison de Valentin, les enfants grouillent, trop nombreux. Alors on leur fait une table spéciale, dont les adultes sont exclus. On mange ce qu’on veut, on finit pas toujours l’assiette, et la dernière fourchette reposée, on se précipite, direction le jardin, le verger, la cour. Rue de Vesoul, on prend plus de pincettes, on a des principes, on est moins nombreux, et moins libres aussi. Mais on a les gnocchis. Les gnocchis à l’italienne. On prend date chaque année, on déguste ensemble les gnocchis à l’italienne, on adore ça, la sauce tomate, la chair fondante, une fois dans l’année, profitez-en, je vais pas en faire deux fois, trop de travail.
En début de soirée, on repart, repus, vaguement frustrés. On commente, dans le train, dans la voiture, sur le trajet du retour, ce qu’a dit un tel, ce qu’a dit tel autre. Et pourquoi ce silence. Epais. Pourquoi après les premières impressions de légèreté, les bonjour de retrouvailles, les nouvelles prises et données en quelques mots, de chacun et des proches, pourquoi, quand on rentre, on se sent lourde, remplie de ce vide et de ce silence épais, qu’une fois de plus, on a pas réussi à cerner, à creuser, à faire éclater.
Formidable. Travail au noir. Vivant. Acerbe. Jubilatoire.
Superbe analyse de la situation ! une situation qu’on connaît tous plus ou moins, qu’on réclame ou qu’on fuit…
moi je déteste plutôt
oui, d’aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours détesté…
Beaucoup aimé la fin, ressens encore ce vide et ce silence épais….