Lire au-delà, dans un commencement perpétuel d’une nouvelle histoire qui est peut-être toujours la même.
L’énigme commence et nous tient au corps.
Ça fait comme une chatouille. Je m’ébroue un peu par réflexe avant de me demander d’où cela peut venir. A la surface il y a bien sûr la moto qui vient de s’arrêter et un jeune homme qui s’arrête, lui aussi. Mais ça n’est qu’un effleurement pour moi, à peine devrais-je ressentir une petite chair de poule, comme disent les humains. Là c’est différent. La sensation est plus profonde, au-dedans. Cette réaction automatique de mon corps n’est pas habituelle. Ou plutôt si, mais je ne devrais pas m’en apercevoir. Pourquoi le signal est-il si fort ? Ça mérite de s’y arrêter un instant, même bref.
Ni la moto ni le jeune humain ne me sont familiers. Non, c’est plus loin qu’il me faut chercher. Avec les millénaires, j’ai accumulé tant de strates qu’il m’est difficile de m’y retrouver. C’est pourtant parmi elles que je dois me souvenir.
Des arrivées j’en ai connu : des humains de passage, des hordes animales, des arbres décidant de leur implantation ici et nulle part ailleurs… jusqu’à ces hommes qui se sont installés il y a si longtemps, en amenant d’autres, puis d’autres. Autant dire que si ce jeune homme a quelque chose à voir avec eux, ça va me demander quelques moments pour retrouver à quelle époque il vient me faire résonner. Car les villages sont comme ça : ils résonnent, ils vibrent. Je dois attendre la suite de l’histoire pour comprendre ce qu’il se passe, je ne peux pas raisonner comme les humains en m’appuyant sur une logique objective. Je n’ai qu’une seule façon de trouver la solution : ce que les humains appellent —la dénigrant souvent — l’intuition.
Je ne sais pas pourquoi je m’intéresse à tout cela alors que les humains commencent perpétuellement de nouvelles choses qui ne sont que la répétition de ce que leurs ancêtres ont vécu avant eux. Ça devrait me lasser. Il faut croire que j’espère toujours que de tout cela jaillira un sens.
La douceur du passé ne peut se rejouer avec les mêmes personnages plusieurs siècles plus tard, on ne peut que toucher du doigt ce qui est resté à travers les âges : les sentiments.
De la musique des mots naît l’identité, la révolte, l’harmonie et la force de se retrouver.
Je me replonge à ma deuxième naissance, lorsque j’ai été rebaptisé. Je m’appelais alors Longuevigne, héritage de l’espoir que certains avaient fondé en mes terres. Mais celles-ci étaient restées hermétiques aux charmes des ceps et aucun raisin n’avait jamais pu être récolté. J’étais alors plus hameau que village. La vie y était simple mais adoucie par mes sources d’eau.
Ma notoriété se fit après l’installation d’une bande de trouvères en mon sein. Ils avaient décidé de se sédentariser, disant que la vie sur les routes était trop épuisante. Parmi ces originaux, deux savaient manier les outils et faire de morceaux de bois des instruments mélodieux. Ils créèrent des fifres et des guiternes (je crois qu’on dit mandoline maintenant) de la meilleure facture et les gens finirent par savoir que la musique s’était installée dans la région. Ils me renommèrent Longuevielle, dans cette approximation propre aux foules : je ne vis pas plus naître de vielle que je n’avais engendré de vigne… Mais je reçus des messages vibratoires de tous les villages alentours me félicitant de mon étoffement. Certains étaient jaloux bien sûr, mais rien de comparable à la jalousie humaine, si dévastatrice.
Justement à cette époque se passa une histoire qui me revient étrangement. Mes habitants d’alors avaient accueillis ces artistes avec une certaine méfiance, avant de comprendre qu’avoir des amuseurs dans leurs rangs garantissait un fond de bonne humeur précieux (en plus de la vente de certains arbres pour sculpter leurs instruments de musique).
Leur renommée fit bientôt venir de tous les pays avoisinant d’autres trouvères — et même des troubadours. Certains étaient de passage, d’autres restaient une saison pour se former et même associer leurs talents. Cette manne providentielle permit la création d’une taverne offrant gîte et couvert. On y dansait et chantait sans cesse. Les chansons d’amour côtoyaient les pamphlets cachés sous d’habiles métaphores. La création était à son meilleur et sous la joie affichée se construisait la révolte qui gronde toujours dans le cœur des âmes les plus simples.
Cette agitation ouvrit la possibilité de nouvelles rencontres, de nouveaux mélanges, de nouvelles envies… Le luthier Gautier, rustre et appréciant de passer du temps à la taverne, ne vit que trop tard que sa jeune et belle femme, Isabel, se laissait conter d’autres romans que ceux de son mari. Un duel s’en suivi : Gautier fut laissé pour mort et Isabel s’enfuit avec le beau chanteur. Le luthier s’en remit mais n’eut jamais ni nouvelle femme ni enfant à qui passer son savoir. On affirma que le son de ses guiternes changea : la brillance avait laissé place à une sombre mélancolie qui faisait pleurer, dit-on, aux banquets des plus grands nobles. C’est ainsi que Longuevielle devint la villégiature perpétuelle des tristes harmonies des cœurs incompris.
Le jeune motard qui vient d’arriver fait sonner cette lointaine musique. Les mots de l’époque ne seraient plus compris aujourd’hui et pourtant les sentiments sont les mêmes. Qu’apporte-t-il en son cœur qui me fait souvenir toute cette archéologie ?
Codicille : Les syntagmes tirés de ma sentimenthèque associent Italo Calvino et Agatha Christie, puis René Barjavel et Alain Damasio. Ces mélanges inattendus m’ont permis de reprendre et modifier le texte du dernier personnage de ma L3 Ce qu’ils se disent. Le texte qui en ressort est à retravailler, mais m’ouvre de nouvelles portes. Les bifurcations de l’histoire, des histoires, me semble infinies et aussi enthousiasmantes qu’exponentielles. Comme si chaque nouvelle invitation de l’atelier m’ouvrait une nouvelle île… j’espère pouvoir les relier un jour… à la nage ou en bateau !
Pour les autre îlots, c’est par ici: L1 Nouvelle impression, L2 Première impression.
Merci infiniment pour cette excellente errance de troubadours, on y revit auprès du Vicomte pourfendu… C’est à la fois excentrique et médiéval, me voilà conquise !
J’étais loin d’être satisfaite de ce texte, mais il fait croire que Calvino s’est échappé de ma sentimenthèque pour l’améliorer! Merci beaucoup pour votre commentaire qui va me pousser un peu plus loin encore…