La ligne de démarcation entre rêve et réalité n’est pas faite de précision, mais emplie de cette incertitude qui donne la sensation qu’on va sans doute la briser en remuant la main. Il se donnait l’air de rien à poser son regard loin sur un horizon sans avenir, à fixer cette ligne piquetée de points noirs où plus rien ne brillait. Mais qu’as-tu vu?
Dans le marasme de l’inertie, il était rendu à lui-même, sans paroles, recouvert d’un jadis qui fixait tous les traits de son visage en le rendant opaque à quiconque s’aviserait de l’interroger, le regard légèrement dirigé sur sa gauche. Quel songe sous ce crâne?
Plein de pensées inachevées, les yeux creusés d’absence, il aurait bien aimé mettre fin à ce déséquilibre, naître au monde à nouveau, mais un autre, celui de l’enfance ou celui d’une autre époque où les hommes pourraient vivre une vie sans conflit, sans guerre, sans cette haine noire. Tu y croyais vraiment à ce monde idéal?
Le visage d’un jeune homme de vingt ans est empli de joie, de sourires, de pétillements dans les yeux, mais sur le sien, au-delà de la rage qui ne servait à rien, c’était une impression de vide qui s’étalait comme cet épais brouillard parfois qui monte des basses eaux. De quels abîmes faut-il te ramener ?
Vingt ans et une forme de visage encore poupin, pas encore altéré par l’alcool, la fatigue et les soucis; il y a quelque chose de l’enfant qu’il avait été, quelque chose qui n’aurait pas le temps d’éclore aussi… Quels étaient donc tes rêves?
Il faudrait le voir sans savoir ce qui est sur le point de survenir, le regarder lorsqu’il jouait dans la cour d’école, ou appliqué sur son cahier d’écolier à tracer ses premiers bâtons sur les lignes d’un cahier, la langue humidifiant ses lèvres. Et quelles bêtises as-tu pu faire?
Se dire qu’on va mettre des virgules entre les images qui se glissent dans cet être qu’on imagine: des rires d’enfant l’ont secoué, des larmes de joie ou de tristesse se sont figées sur ses joues, une fossette s’est incrustée sur le menton, quelques gouttes de sueur ont glissé dans un roulis de pensées, des silences ont heurté sa voix, des mots d’amour peut-être… Avais-tu déjà des rides ?
Recroquevillé, en une forme de crispation, à moitié endormi, la cigarette encore collée dans un coin de la bouche, peut-être est-il en train de rêver, de revoir les visages de ses compagnons d’infortune tirés et ramenés loin des tirs. Parler le silence des autres ?
Lire la fiche matricule, bien sûr, et savoir ce qu’il y a à savoir: cheveux châtains, front large, yeux châtains, nez rectiligne, visage long. Que dire d’une enfance au Châtain?
Une autre main que celle de sa mère a-t-elle caressé sa peau et apaisé ses songes ?
À mieux l’observer, on verrait une sorte de rictus le défigurant, lorsque derrière lui les paroles des chefs haranguaient les soldats pour leur donner du courage avant un assaut. As-tu songé à fuir ?
Le regard fixe interrogeant un ciel encroûté de rouille, avec des bruits de coquillages écrasés bourdonnant dans l’oreille, les traits figés sous la douleur, tel sera son dernier visage.
Lesquels de tes traits se sont donc incrustés sur le visage du père: les lèvres fines, la peau pâle, la rondeur enfantine, le sourire des beaux jours…et en reste-t-il quelque chose sur le mien, par ricochet…
Pourquoi passant devant une vitrine sombre d’un magasin d’antiquités, me suis-je arrêtée, croyant voir mon reflet et, fascinée par le masque aux traits crispés qui se donnait à voir, je me suis murmurée: on dirait que c’est Alphonse.