#recherche sur la nouvelle, boucle 1 | Samuel Bobin

Table des chapitres

1_ ranger ses livres

2_ mes librairies

3_ inventaire de choses perdues

4_ le livre et sa matérialité

5_ les quatre stations du livre

1_ L’art de ranger ses livres (N’existe pas encore)

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2_ Mes librairies (N’existe pas encore)

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3_ inventaire de choses perdues

1-  la tasse à café en forme de soulier du potier anarchiste 

2-  un parapluie français à l’achat longuement réfléchi   

3-  le sac de tissu vert à capuche solidaire (si pratique)

4- la maison de la grand-mère

5-  les deux colonnes de la colline du Montaiguet 

6-  les cent premiers mètres du chemin de la Plaine des Dès

7-  la cassette usée de Paris-Texas

8-  des samples berbères pour un arrangement de Caravan (Duke Ellington)

9-  le chien Woufi à tête dodelinante pour tableau de bord de Mercedes trouée

10- un chèche palestinien (et son kilo de marijuana parti en fumée)

11- des lunettes à verres ronds pivotables 

12- le silo à grain de la Guiramande

13- le premier disque compact du groupe (quatre titres)

14- le grand chêne remarquable de la maison nomade

 
Le grand chêne remarquable de la maison nomade 

Après ma séparation en 2016, j’ai vécu deux ans en solitaire dans une baraque prêtée par une amie. Sa maison de campagne restée vacante suite au décès de sa mère devait être mise en vente rapidement. Dans cette région, l’immobilier flambait. Le terrain passa en zone constructible. Mon amie envisagea d’abattre le grand chêne situé au centre du jardin. J’ai d’abord minimisé sa décision, pensant que l’arbre séculaire serait épargné. Pourtant, au printemps suivant, depuis mon lit, j’ai entendu le gémissement des tronçonneuses monter dans l’air. Elles étaient deux, geignantes en canon vers le ciel, se contorsionnant l’une l’autre dans des cris de nourrissons à fendre les tripes. Leurs hurlements donnaient voix à la douleur du chêne silencieux. Leurs chaînes perforaient ma carcasse. L’heure suivante, le grand chêne avait disparu, laissant un vide monumental dans le jardin.

Chacun sait que tout être quitté passe par le déni. Tout en soi se met en branle pour bafouer l’évidence. On se construit des barrages à l’intérieur pour éviter que nos digues ne cèdent. On sait pourtant au fond de nous-mêmes que seule une poussée extérieure peut rendre tangible l’inéluctable. En témoins désarmés, impuissants face à la tournure que prend le réel, nous optons pour une destination quelconque. Il faut s’arracher pour survivre. Suivre la piste d’un espoir à bon port, sans même avoir idée de quel sera ce port. Pour moi, le premier coup frappé à la porte de l’évidence fut la tasse en forme de soulier qu’elle brisa dans la tempête d’une énième dispute, dispersant son trop-plein dans l’éclat de la terre cuite. Achetée entre Millau et Nîmes, cette tasse (dans son aspect réuni) avait la forme d’une bottine de cuir tordue médiévale. Elle donnait l’impression à celui ou celle qui la regardait d’être penché sur un navire en trompe-l’œil. Dès le départ de Millau, l’ambiance avait été électrique entre nous, saturant l’habitable, et nous avait obligés à faire diversion de nous-mêmes. Machinalement, elle m’avait ordonné de suivre le panneau « artisan » comme une sorte de voie de détresse, une question de survie. Elle me criait dessus à chaque bretelle puis elle a attrapé le volant pour nous stopper net devant la maison de l’artisan. La bâtisse était ouverte, mais sans personne dedans, juste une cloche en guise de sonnette et un papier sur la porte. Nous sommes entrés dans l’atelier. Des céramiques étaient posées sur des étagères, certaines pas encore passées au four, mais toutes très élégantes. Sur l’une des planches, j’ai vu la collection des tasses en forme de soulier inclinés, que l’artisan avait dû galber en délicatesse quand la terre était encore molle. Nous sommes restés longtemps, seuls ; puis le potier est apparu. Il ne semblait pas alarmé. Il portait sur son visage le flegme des fin d’après-midi (il était environ 16h) et parut surpris qu’on veuille lui acheter quelque chose. Il hésita sur les prix, marmonna qu’il revenait des brebis en haut des cimes. Il respirait une  désinvolture fascinante, la nonchalance des hommes défaits de toutes obligations sociales. Peu bavard, il ne nous retint pas. Nous payâmes et reprîmes la route. La tension à nouveau s’infiltra dans l’habitacle de la voiture, insidieuse. Comme un orage prêt à surgir.

Préavis déposé, nous devions rendre les clés à la fin juin. C’était acté. J’avais quinze jours pour quitter le nid conjugal et trouver un logement d’appoint. J’ai entreposé tous mes cartons dans le mazet, au fond du jardin de la villa, prêtée gentiment par mon amie. J’ai simplement installé mon futon dans une des chambres, déballé quelques fringues et mon matériel informatique. Je savais que mon temps était compté en tant que gardien ; c’était convenu ainsi. Ils allaient vendre, son frère et elle. Elle m’a proposé de garder les meubles dont elle se débarrassait. J’avais opté pour une belle malle de voyage en acajou Orient-Express pour y suspendre mes chemises, chiffonner mes caleçons. Un dressing portatif sur roulette digne des grands voyageurs qu’on pouvait hisser à la verticale pour en faire une penderie. Elle me promit de me laisser la malle le jour où je quitterais la maison. Je profitais du jardin, du piano droit, de l’eau de forage que je ne payais pas. La maison se transformait parfois en garçonnière ou en laboratoire à poèmes. Le soir j’en faisais un havre d’érotisme. Je n’ai jamais déballé d’autres cartons que ceux ouverts au premier jour de mon arrivée. Je gardais en permanence quelques chemises suspendues dans le coffre de voyage vertical, toujours grand ouvert à l’angle du lit. Un beau jour, j’ai dû déguerpir. Ils avaient trouvé un acheteur. Moi, j’avais anticipé. Il était prévu que je signe le compromis de ma future maison quelques jours plus tard. J’étais enthousiaste d’y poser la malle. Partir était difficile. L’idée de l’embarquer avec moi me réconfortait. Elle représentait mon campement. Désolée, la propriétaire m’annonça que la malle ne quitterait pas le giron familial, qu’elle comprenait un peu tard que ce meuble était tout ce qui lui restait de sa mère. Elle le garderait. J’ai senti un grand vide sous mes pieds, un profond désarroi. Puis la colère, un sentiment de trahison. Je partis sans payer le gaz ni l’électricité. Ma rancoeur subsista des mois après mon départ. Pourtant, ma nouvelle maison n’aurait jamais supporté l’once d’un meuble supplémentaire. Je n’ai jamais oublié le bruit du chêne qu’on débitait.

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4_ le livre et sa matérialité | le livre moins ce qu’il dit


Ni passé, ni présent. Propice à la poussière. Criblé de balles de ponctuation, de doubles points-virgules, de majuscules après les points, de clous entre les phrases, son épaisseur est immuable comme sa typographie. On ne pourra pas l’agrandir comme sur l’écran, jonché de coups de poings, marqué par les stigmates, boursouflé par les doigts des lecteurs successifs, une fois posé à plat le livre ne se referme jamais comme à son origine. Son galbe trop tordu, pli buriné, des traits carbone sur la jaquette ; ce livre me sert de couverture. Comment respire-t-il ? Par quels pores de quel papier ? Par sa reliure qu’on ouvre et qu’on claque ? Par les deux pages qu’on écartèle aux antipodes pour en extraire le sens, ou par les espaces creux qui habitent entre les mots, les paragraphes en bloc formant son ossature, ou par le vide, la pause, la trêve permise par le chapitre ? L’expiration finale d’une table des matières ? Sa véritable respiration n’est-elle pas celle qui hiberne entre deux lecteurs ? A-t-il des crampes intercostale le livre ? Il est toujours d’un autre temps, toujours rédigé avant impression, écrit avant reliure, se réécrit sous de nouvelles paires d’yeux, quand le lecteur recrée son livre du livre. Sans futur et sans impératif, fait de personnages imparfaits, de campagnes et d’églises, indicatif ou conjugué, l’ouvrage déclenche la traque d’un pronom à l’article de la mort, d’une virgule dans la houle, d’une bavure de tirage, d’un scorie par jet d’encre, de parenthèses rares, d’accolades invisibles mais belles, d’astérisques cachés dans le ciel noir des caractères, crevant nos yeux en essuie-glaces, sans préface ni préambule, se suffisant à lui-même, sommé sur le champ de quitter la maison d’édition pour devenir nomade.
Il passera de mains en mains, le livre. Ligotera celles du lecteur, tandis que lui se laissera lire. Il nous sauvera de la canicule si on s’en sert comme éventail, à chaque page tournée, d’un bruit de pouce frotté ; le grommèlement du sable dans sa pelletée d’écume ; lorsque nous rabattrons la page pour creuser le tunnel, à chaque plaquage de page, nous avancerons le déblaiement. La couverture nous posant d’infinies questions: quel lien avec ce que nous avons découvert à l’intérieur ?

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5_ les quatre stations du livre

Je suis arrivé par le chemin des Combes et là-haut, en surplomb, j’ai vu la grande bastide familiale où ma vieille tante Carmen vivait seule désormais. Les nuages bleus et roses du soir s’amoncelaient au-dessus de la bâtisse. Ça faisait un moment que je n’avais pas revu ma tante, depuis la mort de l’oncle Maurice. Ma grand-mère, qui avait vécu ici jusqu’à son dernier souffle, était partie bien avant tout le monde. En m’approchant du portail, un souvenir troublant m’est revenu. Un souvenir qui avait marqué l’été 1952, quand j’avais douze ans. Je me souvenais de mes vacances ici, en compagnie de mes cousines Adélaïde, Francine et Laura, les nièces de Carmen. Elles avaient alors 13, 15 et 17 ans, et leurs parents les envoyaient ici pour les vacances estivales. Elles m’avaient accueilli excitées comme des puces dès mon arrivée.

– Tu sais ce qu’on lit, Théo, une fois que tout le monde est couché ? m’ont-elles demandé. 

Je leur ai répondu que non, mais leur air sournois m’a fait rougir. 

– Nous lisons le livre interdit. Tu veux qu’on te le lise un soir ? a proposé la plus jeune. 

– Mais fais attention, a ajouté l’aînée, seulement quand les adultes dorment. Elles m’expliquèrent qu’elles lisaient le livre chacune à tour de rôle, en revanche, je n’eus jamais la réponse de sa provenance. Carmen leur avait confié quelques tâches ménagères, dont le vidage quotidien de la panière à linge. Elles laissaient toujours une chemise de nuit au fond de la panière pour cacher le livre. Ainsi, chaque nuit, elles allaient le chercher en se rendant à la salle de bain, sachant qu’elles pouvaient se faire surprendre à tout moment.

Un soir, Adélaïde est venue frapper à ma porte en tenant une étoffe blanche chiffonnée contre sa poitrine. Alors que j’allais lui ouvrir, la tante est apparue derrière elle, une bougie à la main. Adélaïde piqua un fard, expliquant avec embarras la raison de sa présence devant ma porte, et pour ne pas répondre à l’inquisition de la tante, elle prétexta qu’elle s’était trompée, trop embrumée de sommeil. La pauvre fille eut tellement peur que jamais ne se représenta à moi l’occasion de voir le livre.

Fin juillet, trois autres cousines sont arrivées à la bastide avec leur père, le frère de Carmen, Edouard. Gloria, Inès et Martha avaient prévu de rester deux nuits avant de repartir. Bien entendu, elles furent mises au parfum dès la première nuit par les trois autres de l’ouvrage sulfureux ainsi que de la cachette ingénieuse imaginée par les trois pionnières. La veille du départ, la tante Carmen reprit ses tâches ménagères habituelles. Le livre fut déplacé expressément. 

J’avais reçu, dans le courant du mois d’août, une lettre de la jolie Martha avec laquelle j’avais sympathisé peu avant mon départ: 

« Cher Théo, 

Adélaïde, Francine et Laura nous ont supplié de ramener le livre à Cambrai sachant que nous aurions l’occasion de les y voir souvent par la suite (tu sais qu’elles habitent à Neuville).

En effet, la tante Carmen a eu pour consigne de vérifier les valises des ses nièces au moment de leur départ… Je ne crois pas qu’elle se soit douté de quoique ce soit, mais tout de même, j’ai un drôle de pressentiment…

Si tu viens à Cambrai, peut-être pourrais-je t’en lire quelques passages. J’en ai chaud rien que de te l’écrire. Nous n’avons pas encore trouvé comment caché l’ouvrage dans la maison. Pour l’instant, il est camouflé dans le renfort de la valise de Gloria que cette dernière a fourré sous son lit. Elle a même arraché la couverture. Nous n’osons pas le sortir.

J’espère que tu passes un bon été,

Bien à toi, Martha »

Encore tout imprégné de ce souvenir envahissant, l’aboiement du chien me ramena brusquement à la réalité devant la grande bastide. Ma vieille tante Carmen m’attendait sur le pas de la porte, enveloppée dans un châle. Après m’avoir fait entrer, elle m’a servi un cognac dans le petit salon. Nous avons évoqué les souvenirs, partagé quelques nouvelles, moi du Nord, elle du Sud. Elle m’a aussi parlé des meubles qui lui avaient été livrés récemment depuis le décès de son frère Edouard, qui provenaient de la maison de Cambrai. J’ai failli aborder le souvenir des cousines, mais je savais ma tante bien trop prude pour entendre pareille histoire. J’ai préféré me taire et préserver ainsi le secret de mes cousines. À minuit, elle m’a montré ma chambre avant de se retirer pour la nuit. Avant de me coucher, je suis passé par la salle de bain. Au beau milieu du vestibule, un secrétaire en cerisier a capté mon attention. Intrigué par son élégante marqueterie, je me suis approché. Il possédait plusieurs tiroirs. J’en ai ouvert un. À l’intérieur se trouvait un livre à la couverture manquante, fendu d’un marque-page portant les initiales si singulières de ma tante: « C.B.C ». Carmen Balice Comté.

J’ai feuilleté le volume. Piqué au vif. Je ne pensais pas encore pouvoir ressentir une telle émotion à mon âge. Un mélange de gène, d’excitation et de honte. Je refermai sèchement le livre pour le rouvrir la seconde suivante. Sur la page de garde, était inscrite une dédicace au stylo plume:

« À ma bien-aimée Solange, dont les yeux me transpercent et les lèvres me pansent », signé Auguste. 

Il s’agissait du prénom de nos grands-parents.

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3 commentaires à propos de “#recherche sur la nouvelle, boucle 1 | Samuel Bobin”

  1. Coup de coeur pour votre écriture et votre façon de mêler les événements de coeur et l’occupation des espaces successifs. Comment ne pas avoir envie de recueillir cet esseulé et ses objets en déshérence qui incarnent le passé et l’encombrent soudain. Et cette histoire de chêne qui fait penser à la chanson de Brassens…https://www.youtube.com/watch?v=916kmeAPdZg&t=6s

    « Chacun sait que tout être quitté passe par le déni. » voilà bien une expérience qui se passerait d’avoir à quitter les objets sans sommation. Il nous manque tout de même la version des femmes dans cette histoire. Mais le mot « groupe » a attiré mon attention, le narrateur est-il un musicien, un saltimbanque prêt à dormir où on le laisse s’installer, une cigale au milieu des fourmis, avec une coquille d’escargot sur son dos ? Le personnage donne envie d’en savoir davantage. Le sujet d’un livre ?

    • Merci Marie-Thérèse pour ces retours.
      Oui, musicien ! Gagné:)
      En revanche, je ne trouve pas votre texte sur l’inventaire de choses perdues dans le WordPress…
      Une piste ?

      Je n’ai pas lu votre texte sur la consigne #4 le livre, car je ne m’y suis pas encore essayé !…

      Bien à vous,
      Samuel

      • J »ai traité le thème de la perte sur un plan plus général car je ne suis pas très intéressée par les listes d’objets. Cela me paraît beaucoup trop artificiel mais surtout trop intime. La perte est permanente, la minute d’avant chaque mot écrit est perdue, c’est un goutte à goutte implacable, le geste et la pensée qui l’accompagnent aussi. Je suis très sensible à la fuite du temps qui rend toute tentative de maîtrise et de nomination périlleuse. Je n’ai pas encore mis tous les textes de ce cycle dans un seul document ni installé la table des matières et la liseuse. Je vais essayer de le faire dès que j’aurai l’esprit à cela et le temps ( d’autres priorités), j’essaie d’écrire au fur et à mesure directement dans l’application de ce cycle. La réécriture se fera plus tard pour aboutir peut-être à une nouvelle; mais pour l’instant c’est plutôt bric à brac de matière à ranger. Mon texte sur la perte est visible sur ce lien https://www.tierslivre.net/ateliers/wp-admin/post.php?post=149542&action=edit

        J’attends votre #04 et plus encore.
        Votre sens musical se sent dans votre écriture, il y a des silences et des pics de sens.

        Encore merci pour l’échange .