Ce que ça dirait du dedans des familles, la place qu’on attribue au téléphone. Longtemps sa place est dans l’entrée. Le téléphone à cadran à trous est posé sur une petite table en céramique et fer forgé, porte-journaux où l’annuaire est seul. Et l’endroit où est sa place, fixe à cause du fil et il faut une prise spéciale pour le brancher, ce que ça change pour celui qui tient d’une main à son oreille le cornet, ce que ça modifiera pour toujours de lui être à l’aise ou pas au téléphone, avec sa propre voix et la bouche tout près du plastique plein de trous, l’assurance d’être à l’abri des oreilles et le corps confortable au chaud, ce que ça aurait modifié pour toujours de son rapport à lui, le téléphone, et alors l’absence moins grave puisqu’on peut rester autant qu’on veut pendu à lui, le téléphone, parce qu’avec lui c’est naturel, le corps pas forcé, mal à l’aise, une espèce de liberté qu’il ne connaîtra pas. Il n’aime pas le téléphone. A cause de sa place dans sa maison d’enfance. Madeleine, sa mère, c’est autre chose. De lui elle attend le malheur, il ne peut venir que par lui, une annonce dramatique qu’il véhiculera forcément. Même lorsque plus tard sa place a changé, il garde son caractère maléfique. Au début il est posé dans le hall d’entrée qui finit en impasse là où on attendrait escalier car le plafond est à hauteur imposante avec moulures. Une maison étrange et on ne s’y attend pas en la regardant du dehors, mais une fois passé le seuil on est face à un mur où on a fini par accrocher un porte-manteau. Une maison qui s’ouvre et en face le mur comme une voie sans issue alors obligation de choisir la gauche ou la droite. Mais pas de choix en fait car la porte de gauche est interdite. Et devant le porte-manteau, rien pour s’asseoir à côté du téléphone. Le cornet dans la main, c’est le corps debout et passer d’un pied sur l’autre et pressé que la conversation s’achève. Il y aurait bien le laisser tomber contre le mur doucement le laisser glisser jusqu’à ce que fesse touchant le froid du carrelage… Mais personne pour y songer, à cause du froid et aussi parce que c’est le temps d’avant la moquette posée partout et le corps n’a pas encore pris l’habitude de telles privautés : s’asseoir par terre. Rester debout, c’est tout ce qui est possible. La pièce n’est pas chauffée. Le seul avantage de cette place est d’y être relativement à l’abri, la mère n’entend pas ce que dit le fils, à qui il parle, elle s’en doute parfois, même si elle ne connaît d’elle que son nom et son prénom et toujours la même phrase impeccable comme une récitation enfantine lorsqu’elle se présente et demande à parler à son fils, devenu adulte, son gamin. Mais tout le reste on veille à la maintenir dans l’ignorance sans qu’elle puisse comprendre pourquoi. Son envie de savoir grandissante à mesure de leurs lèvres closes et leurs visages hermétiques qu’ils détournent et à force ça la rend mauvaise, cette mise à l’écart. C’est injustice. Elle voudrait le crier. C’est ses garçons tout de même. Des années qu’elle n’a plus vu leurs corps, un jour la phrase lui échappe. Mais d’habitude elle se tait. Elle le croit du moins. Les phrases ironiques et mordantes qui s’échappent régulièrement sur tout autre sujet, elle ne les contrôle pas. Se moquer lui fait du bien.
Plus tard le téléphone est branché dans le bureau, c’est passé la porte de droite, la toute petite pièce où tout le monde regarde la télévision et un seul fauteuil bien en face et c’est pour le fils aîné, et quand lui parti pour son frère. Un énorme bureau en bois massif avec dorures cuivrées aux tiroirs mange tout le centre de la pièce et jamais aucune chaise pour s’y asseoir. Une bibliothèque couvre tout un pan de mur et en bas, sur la dernière étagère tiroir, l’appareil gris clair à cadran beige. On aimerait le tirer jusqu’au canapé mais le fil torsadé ne le permet pas, même en prenant le temps de détourner et séparer les anneaux plastifiés dans l’espoir de gagner quelques centimètres. A côté de lui un tourne-disque avec un couvercle transparent épousseté régulièrement. Et elle dit en le désignant de la tête, quand on lui demande si elle écoute de la musique, non jamais, j’aurais trop peur d’être en train d’écouter et que le téléphone sonne pour m’annoncer qu’il leur est arrivé quelque chose, au même moment qu’elle se faisait plaisir, à ses gamins qui ne vivent plus là. L’aîné est marié et vit loin dans une autre province. Alors le téléphone coute cher, parce que ce n’est pas une communication locale. Ils ont instauré un système pour aider leur gamin. Il sonne trois fois et raccroche. Ainsi elle sait que c’est lui et elle compose son numéro elle-même pour ne pas que ça lui coûte des sous. Peut-être se dit-elle qu’ainsi il appellera plus souvent. Elle a toujours une oreille à l’affût. Des fois qu’il téléphonerait. Qu’il aurait besoin de quelque chose, elle dit. Parfois elle l’entend même quand il ne sonne pas. Et le père se moque, dit qu’elle entend des voix. N’empêche, être sur le qui-vive, c’est sa façon à elle de garder un lien permanent avec son fils, depuis qu’il est parti loin, dans la province voisine.
bouleversante attente de la mère, suspendue au fil tourmenté du téléphone, cordon ombilical insoluble dans le temps, et la distance d’avec les enfants, les fils en l’occurrence : les « fils » (ironie orthographique), comme rompus…
« des années qu’elle n’a plus vu leurs corps » – « dans la province voisine » – la peine est grande, et terriblement bien rendue, merci
ça sonne si juste, merci Anne.
reconnaître les sentiments vis à vis de cet objet, reconnaître un peu l
reconnaître un peu la place même si les entourages successifs (les maisons ou ersatz de maison) sont différents… et puis aimer comme une soeur la mère