racines vie modifications

Suis née dans la chambre d’une ferme.

N’ai pas bien su ce qui m’arrivait,  l’aîné devait être un garçon et ce n’était que moi : ai engendré dans un premier temps la déception des parents.

Ai poussé sans être fripée ni froissée, ce qui les a réconciliés avec ma venue au monde. N’ai pas entendu le médecin généraliste dire qu’il n’avait jamais vu un bébé aussi frais. Suis devenue l’aînée.

Suis tombée malade de n’avoir pas été vaccinée entre autres contre la tuberculose.

Ai été piquée par mon père qui savait utiliser les seringues et n’ai pas gardé mémoire de la nécessaire intrusion

Ai su lire couramment à cinq ans, ils ont trouvé la chose inquiétante. Ai connu l’école primaire,  appris la différence dans l’humiliante condition de la gauchère contrariée qu’on oblige à écrire de la main qui fait d’elle définitivement la maladroite et la rebelle.

Me suis retrouvée opérée sur une table de cuisine, dans l’étrange maison à tourelles du domaine perdu : comme pas de roi pour guérir les écrouelles, ai été endormie de force  avec masque à éther par un autre généraliste, me suis réveillée avec pansements  puis cicatrice côté gauche du cou comme dans la Chanson du Mal-Aimé.

Me suis réfugiée là où je pouvais : ai grimpé aux arbres, plongé dans les livres, bien cachée parmi les branches, ai ouvert dans la prairie aux herbes hautes des labyrinthes et suis devenue pour toujours l’indienne des grandes plaines.

Ai connu l’exil, le déménagement qui ne dit pas son nom. Ai atterri dans une autre ferme proche de la grande ville. Pris le train pour aller au lycée pas très loin des Ulis qui n’existaient pas encore.
Ai traversé les champs, les peurs et la ville dévorante. Ai remonté et redescendu mille fois la pente menant aux granges. Ai tenu contre moi la guitare, le kayak de l’évasion sonore. Ai écrit dans beaucoup de grands cahiers.

Ai lu des nuits entières. Lire avec l’argent des pommes de terre. Lire autant qu’écrire. Lire le ciel du soir avec ses avions importés. Lire le temps des moissons, lire l’angoisse précédant la moisson. Lire près des dahlias. Lire dans le train menant au lycée. Lire ce qu’il lit quand je le rencontre. Ecrire pour qu’il lise ce que j’écris. Lire ce qui a lieu. Lire ce qu’il va falloir affronter. Lire pour l’examen. Lire la nouvelle maladie qui  jaunit la peau, coupe l’appétit et fait maigrir. Lire l’impossible. Ecrire l’impossible.

Suis partie. A pied, en stop. Partir pour guérir. Partir pour voir. Partir pour échapper à l’évidence ou aux jugements . Partir sur les traces de ceux qui sont déjà partis. Partir pour partir encore. Partir sur les routes qui traversent les pays, la vie. Passer par là. Passer par la maison des artisans, et faire de la musique avec les voyageurs à l’étage. Passer par l’attente sans fin.  Passer par le col de la république. Passer par une tentative d’enlèvement. Passer par l’atelier de la rayonnante potière. Passer par la découverte des lumières crues. Passer par la fenêtre du philosophe absent, respirer le parfum des bouquets de lavande suspendus la tête en bas. Passer par la montagne. Echapper de justesse au pire. Entrer la nuit dans la maison du grand poète. Regarder la lanterne qu’il élève à hauteur de visage. Entrer dans le petit jour  doublé de lavandes. Entrer dans la pièce de travail et reconnaître le silence. Reconnaître ce qu’il dit. Reconnaître ce qu’il ne dit pas. Tout  reconnaître.

Reconnaître comme renaître.  Revenir. Entrer dans la vie d’après. Retrouver. Perdre.Recommencer. Ai donné naissance à de nouvelles vies et cru faire le tour de la question. Ai abordé, contourné, détourné, perdu et repris pied. Me suis penchée sur les mots, les enfants. Ai inventé gâteaux salés et taboulés magiques pour les adolescents acteurs. Me suis retrouvée peuplée de visages au milieu de la cité. Ai conduit une voiture pour aller travailler dans un morceau de monde et enfourché un vélo pour traverser les îles.  Ai plongé dans l’amour fou la mer et la mort. Ai compris le sens du verbe sédater. Ai dit un dernier poème dans le creux de l’oreille. Ai voulu larguer les amarres et découvert qu’il n’y avait jamais eu d’amarres. Ai chanté en dénouant des écheveaux de larmes dans le chœur. Ai volé en éclats. Ai cherché à comprendre ce qui me poussait à revenir ajouter le dernier paragraphe. Ai vu apparaître à l’écran  des lignes semblables aux galets longeant le trou du serpent et dans la foulée deux hérons cendrés. Me suis promenée dans une phrase longeant la rivière avec  signes de ponctuation ressemblant à des marcheurs. Suis revenue au cimetière.  Ai appris du vent la présence.

Suis repartie.  


A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “racines vie modifications”

  1. Beaucoup d’émotions ressenties à la lecture de votre texte que je trouve très fort ; son verbe, oui bien-sûr, mais aussi ses métaphores, ses ellipses, son rythme… J’ai adoré côtoyer « l’indienne des grandes plaines » que toujours vous devez être…. Un grand merci.