Qui sort de terre

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Matin tôt. Quinzième kilomètre. Fin de course. C’est le panneau d’abord, le panneau qui m’arrête au sol : POINT D’ASPIRATION. À côté, un tuyau métallique, courbé à gueule ronde – rotondité parfaite – pousse au bord du lac, comme une plante carnivore. Périscope improbable poussé dans l’herbe desséchée assoiffée, rêche. POINT D’ASPIRATION. Panneau rectangulaire rouge qui signale le danger. Le danger d’être aspiré. Ou bien le risque encouru à ne pas avoir d’aspirations. À ne plus avoir d’aspirations. Ou bien encore l’interdiction d’en avoir, des aspirations. Pas d’aspirations. Tache vive à la lisière de ma vision périphérique ce matin-là, le long du lac. Autour la terre a soif. Et elle aspire. À sa manière, celle qu’on ne lui connaît pas, lorsqu’elle est foulée à la cadence métronome du corps enchaîné à la pompe du coeur. Caractères blancs d’une police sans serif, légèrement rongés dans leur partie supérieure pour le mot POINT. Frappé d’une illégitimité vague, née de ce semi effacement, le mot semble avoir perdu son caractère définitif.  Point sans encre sans plus d’ancre que le rouge défraîchi du panneau à hauteur de pieds et qui semble s’adresser à mes orteils. Il est rivé à son support par deux vis cruciformes neuves, en haut et en bas, en une symétrie assumée, pas usées ni rouillées. Luisantes, neuves. Qui remplacent les rivets fichés autrefois aux quatre coins du panneau, on en voit encore les trous. Traces discrètes, mais qui témoignent d’une histoire, d’un retour de la main de l’homme, d’un patient entretien du panneau corné, mais vigile. Après le panneau, c’est la gueule ronde du tuyau de métal gris clair qui s’enfonce comme un puisard dans le sol sec. Il est un peu fatigué, parsemé de points de rouille qui vont s’élargissant en allant vers la base. Qui dessinent un archipel brun clair – c’est la couleur de la terre ferme – celle dont rêvent les navigateurs – sur les cartes de géographie dans les atlas du monde en relief. C’est une autre forme de topographie – cartographie des saisons passées, des intempéries, des jours de neige, de dégel, de brume persistante, de brouillard glouton – érosion têtue, tête chercheuse fouisseuse du temps écoulé qui s’est glissée sous le métal, le soulevant par endroit comme une peau vive, le marquant de petites meurtrissures, de lézardes intimes, d’une toile fine de craquelures blanches qui forment dentelle ou filet de pêcheur, réseau tendre de lignes minuscules et précises, résille hydrographique qui s’est frayée un chemin dans la matière froide. POINT D’ASPIRATION. Dans la bouche sombre du tuyau, c’est la manne, celle des instants enfuis qui s’y précipitent à bout de souffle, dans leur course – cadence accélérée, celle de l’avance rapide des films – pour échapper à l’oubli au néant, pour se réchauffer au coeur de la terre, sous la poussière soulevée par les pieds des promeneurs. Le bord est cerclé de rouille, l’intérieur également. C’est la trace du tourbillon des temps aspirés qui s’enroulent en anneaux concentriques, en cristaux de mémoire qui dégringolent sans fond ni retenue, pour aller grossir de souvenirs les aspérités du métal oxydé. Fin de course, je reprends ma respiration.

A propos de Isabelle Dartiguelongue

Prof de français, je parle chinois aussi, et j'aime quand les deux langues se catapultent. Prof de FLE aussi. J'aime les mots, et courir, et danser - et ici, à Tiers Livre, c'est la valse des mots, les miens, les vôtres. Me sens chez moi, même si très souvent en voyage.

2 commentaires à propos de “Qui sort de terre”

  1. Oui, étrange point de respiration, prendre le souffle là où il se trouve… Merci.