Elle arrive quelque part. Arriver et quelque chose dans son corps le porte, l’annonce. Elle est arrivée quelque part. Même si c’est momentanément. Même si c’est un endroit où la mort rôde. Juste en descendant du train en posant son sac à dos sur le quai, qu’elle sache où elle va ou pas. Un bref instant son corps l’affirme, elle arrive quelque part. Ce serait comme commencer un livre par la fin, dévoiler le pot aux roses. Il faut imaginer ce qui l’amène là, toute l’antériorité, parce qu’ici c’est fini, elle est arrivée, il n’y a plus qu’à écrire le mot fin, arriver quelque part est une fin en soi, fusse au paradis ou en enfer, ad patres. Mais avant qu’y a-t-il eu ?
Elle arrive quelque part. Le corps peut se relâcher, se détendre, parce qu’elle est arrivée. La pensée figée, le corps assis face au mur et les yeux entrouverts à fixer l’étiquette à code-barre, rectangle blanc au dos d’une chaise noire repliée contre le mur. L’étiquette se dédouble. Il y a maintenant deux chaises juxtaposées. Il faudrait les faire fusionner à nouveau, comme tout remettre en place. Mais quelque chose ne fonctionne pas. Reste en dehors de son contrôle. La pièce est un cube translucide aux parois teintées de mauve. Elle est assise au milieu. S’étonne de cette clarté violine. Blancs les murs à son arrivée. Elle vérifie mentalement qu’elle ne porte pas ses lunettes aux verres bleutés. Le corps dans un carcan. Une immobilité imposée à laquelle il va devoir consentir. Elle accroche la pensée à son souffle. Son squelette est son sarcophage. Quelqu’un a depuis longtemps rabattu le couvercle. La lumière reste violine et teinte tout le dedans du cube. Dans sa cage thoracique un accordéon joue avec ses poumons, l’aide à respirer. Et c’est sans effort. Un peu comme prolonger la sensation d’elle arrivée quelque part.
Elle arrive quelque part. Elle, là, l’écriture, l’énergie, l’eau… Elle arrive à la mer, à l’océan, l’eau de la rivière. L’énergie entre leurs deux corps debout, est-elle aussi arrivée quelque part, à bon port comme suivre son cours. Et l’écriture alors ? Un flot ininterrompu comme un barrage qui cède. Le calme reviendra. Chaque chapitre, ou au moins un sur deux, parlerait d’eau depuis la première, celle qu’elle n’aurait pas perdue comme porter fœtus dans terre sèche, aride. Viendrait celle de la rivière, la plus importante des trois qui traversent le tout petit pays d’origine, qui sépare du lieu originel, la famille implantée sur une berge quand un des enfants irait la franchir pour oser planter sa maison de l’autre côté, en face et la Meuse creuserait toujours plus profond de jour en jour entre eux. Et dans les chapitres impairs, les fautes d’orthographe ou les histoires qui ont été racontées avec les mêmes mots utilisés pour chacune qui fabriquent les mêmes images sous le label d’histoire vraie, mais qui resteront rushs à jamais, de ne pas savoir où les placer, dans quelle époque exactement, dans une chronologie rigoureuse, dans quel lieu précisément on pourrait peut-être le dire, mais ça ne suffit jamais à donner cohérence à l’ensemble, ça ne permet jamais l’intégration avec le corps à s’approprier des images comme flashs où toujours quelque chose cloche et on ne sait pas quoi.
Elle arrive quelque part. Quelque part, c’est la mer du Nord. C’est lieu d’arrivée par excellence. Au-delà la terre s’arrête. Le terminus du train qui a traversé le pays et les rails butent contre le mur en béton. On peut prendre tout son temps pour descendre, rassembler les bagages, le sac du pique-nique avec les valises et la grande pelle rouge, vérifier qu’on n’a rien oublié, prendre l’enfant par la main, laisser passer la dame âgée, parce que c’est le tout dernier arrêt. L’air marin qu’on croyait avoir oublié, mais qui vous saute dessus dès le pied posé sur le marchepied et c’est comme se sentir accueilli. Elle arrive quelque part. À la côte. Elle arrive dans l’appartement que sa mère possède ou bien qu’elle a loué. Elle s’approche de la fenêtre. Et c’est là que le drame a lieu. Pourquoi s’approche-t-elle de la fenêtre ? On est en temps de guerre. Brave-t-elle l’interdiction de la mère protectrice et vigilante ? Ou la mère a-t-elle un instant baissé la garde, occupée ailleurs un instant, aux bagages à défaire, aux housses à retirer, un ballet minutieux dont on connaît la chorégraphie, il faut s’approprier les lieux, que le corps s’y sente chez lui le plus rapidement possible. C’est ce qu’on appelle arriver quelque part. A-t-elle voulu voir la mer ? L’appartement était-il « vue mer » ? Guettait-elle le retour du soleil ou les nuages que le vent marin mène à la baguette ici. Écrire l’histoire, c’est décider, trancher, effacer les questions, faire en sorte que ne restent que les réponses. Entendre l’histoire souvent, c’est toujours être submergée de questions qu’on ne peut pas poser et faire avec. Décider d’écrire cette histoire autrement que ce qui est admis. Décider d’écrire de cette histoire uniquement les questions qu’elle suscite. Écrire avec mon corps envahi de sensations et dans ma tête une armée de questions à marcher au pas cadencé. Elle arrive quelque part, c’est une fin en soi, c’est débuter par une arrivée comme commencer un livre par la fin ou une histoire, c’est aussi poser d’emblée une affirmation, elle écrit et elle arrive quelque part.
Ce flux. Cette profusion. Ces ouvertures. Oser l’entremêlement. Cette « débonde » avec l’enfance toujours pas loin. Entendre ta voix Anne
Oui c’est ça: « elle écrit et elle arrive quelque part »!
Merci, Solange. Oui, se raccrocher à cela pour l’instant. 🙂
J’ai aimé atteindre la dernière relance avec cette phrase qui nous tient, d’arriver quelque part justement, découvrir la mer du Nord !
ça promet de bien belles choses…
J’aime la place du corps. Et ces questions qui jouent hors champ.
Lire la suite…
Merci de ta lecture et d’avoir laissé un mot… qui incite dans tant de doutes.
le rythme, le refrain et chaque fois une facette de ce chemin vers ce qui se précisera (aime surtout le 2, la mise en état, forcer le corps pour que vienne l’esprit)
Merci, Brigitte, de votre passage et vos commentaires bienveillants toujours si précieux. J’envie votre acuité, lorsque je lis vos commentaires pour les textes des autres. Vous envie. Heureuse que vous ayez changé d’avis. Sans vous en douter, vous êtes un guide.
« Écrire avec mon corps envahi de sensations et dans ma tête une armée de questions à marcher au pas cadencé. ». Oui, ton texte met tout en marche, voyage, sensations, souvenirs, espoirs, doutes, interrogations. Un narrateur découvrant son personnage, c’est merveilleux !
Héléna, tellement essentielle ta vision, quand si perdue… 🙂 Merci
hé bien, c’est ce qu’on appelle un démarrage en trombe chère Anne, c’est tendu, dense, on sent que tu vas nous emmener quelque part. arrête le doute !
Venant de toi, ça donne force et courage. Merci, Catherine.