Celle qui s’était assise sur les marches de la maison de bois. Couverture aux épaules. Long visage. Tresses sombres. Qui fut appelée : La Rouge. L’Irlandaise qui avait la peau tachée de son et les cheveux auburn. Celle qui est une rumeur, qui est le début d’une histoire. Qui avait été, s’était assisse sur les marches de cette maison là. Elle. La Rouge. Qui fut. Celle qui oublia son premier nom. Qui fut. De la terre rouge. Des chevaux fous. Des peaux tannées. Qui fut bercée par le vent des plaines. Qui galopa avec qui deviendrait son père. Apprit la litanie du vent. Rassembla les plumes. Qui frotta la pierre au cuir ensanglanté des peaux. Celle qui écouta les légendes de la terre dans une langue qui fut d’abord musique. Qui répéta, découpa chaque syllabe. Et la langue se déposa dans son corps d’enfant. Celle qui désigna . Qui nomma à son tour. Herbes. Plantes. Bêtes. Astres. Et toutes choses rencontrées sur la terre. Répéta . Questionna. Celle qui oublia la langue de ses mères et de ses pères venus de l’océan. Oublia la faim. Oublia la longue caravane de pionniers, la chevauchée furieuse au pied des montagnes. Oublia l’attaque des hommes sans visages. Oublia les chevaux morts. Oublia les viols. Et de sa mère et de ses sœurs le nom. Oublia le visage qu’ils avaient brûlé sous ses yeux d’enfant. Qui oublia le visage de son père. Oublia les meurtres et oublia le sang. Celle qui s’éleva avec les enfants rouges. Et la terre fut son jardin et le ciel lui donna vie. Celle qu’on voit sur la photographie qui est assise sur les marches de la maison de bois. L’irlandaise. Elle. La Rouge. Qui avait été.
Celle qu’on a déposée dans la boite dans le coton (dans le coton des champs de mort). Dans la boite à chaussure entre deux couches d’ouate. Celle qui avait déboulé avant le terme ( c’était déjà trop tard ). Celle de qui voulait un ange. Celle de qui voulait un mort. De qui voulait un enfant mort. Celle qui avait tenu tête. « Une tête pas plus grosse que le poing. »
Celle qui s’était extirpée malgré tout. Celle qui avait prénom de roman. De triste destin. Qui serait placée en nourrice juste après qu’elle ne fut pas morte. Qui passerait quatorze années dans un pensionnat. Une campagne reculée verte, parsemée de bois noirs et de champs enclos où paissaient des bêtes grasses. De hauts murs chaulés une fois l’an. Et cette chapelle si froide que ses lèvres bleuissaient. Une cour dont il fallait racler la le pavage dans l’humidité glacée du matin ou sous un soleil de plomb. Ce réfectoire avec un christ d’ivoire qui vous toisait renversé sur la croix. Le couloir très longs où s’alignaient sur deux rangées plus de cents lits, le tremblement incessant des châssis, les draps rêches. Celle qui prenait un bain semestriel enveloppée dans la camisole « pour qu’il ne te voie pas» — Qui? «Lui» — Qui? «L’ange». La chair qui ne se montrait pas n’était celle des bêtes saignées de part en part. Les classes sans feu. La litanie des pages et des travaux d’aiguille. Celle qui déroba le papier. Macula les livres de prière de fleurs de toutes couleurs. Qui peignit leurs visages en se cachant.
Celle que je vois remontant l’allée. Elle me tourne le dos. Cette robe sac, même pas de coton, synthétique, informe mais si pratique pour s’essuyer les mains. Que je vois dans le jardin parmi les fleurs. Pivoines. Pensées. Marguerites. Œillets. Lilas, jasmin. Ce jardin de tulipes et de roses… Elle ne se retourne pas. Celle qui remonte l’allée à pas lent. — Elle n’a pas de chaussures. Elle a de la corne aux talons et ses chevilles se craquellent. (— Tu pourrais prendre froid ). Celle qui t’avait peinte de profil qui disait : « On dirait un petit Renoir ». Et tu entendais Noir dans Renoir. Elle. Celle qui n’avait pas eu peur du noir mais d’eux les Noirs. L’irrépressible peur. De l’autre côté du monde où elle était allée. Traversant l’océan. Riant sous les balles d’écumes ( on voyait les gencives, les dents comme de lait ). Celle qui n’était pas morte en poussant l’enfant hors d’elle malgré son corps pas plus gros que le poing. Qui avait tenu tête qui avait tenu bon.
Celle dont je ne sais rien. Qui se retourne. — Tu la regardais. ( Cette façon que tu as de fixer jusqu’à l’ impudence ). Celle qui te tournait le dos. Une parmi tant d’autres dans la foule. Elle. Ne demande pas pourquoi. Elle qui se tenait au bastingage sur le grand bateau et la foule qui désertait le pont. Des cheveux courts éméchés. Un filet d’or à l’attache des épaules et du cou. Les hanches de garçon. Le short. Les jambes d’une couleur de sable. Qui s’était retournée. Qui t’arrivait de trois quart. Les yeux noirs de trois quart. Qui n’avait pas de perle à l’oreille. Qui n’avait pas de nom. Ces lèvres qui n’avaient pas de nom. Ce regard ? Ces yeux noirs. Comme celle de la Haye suspendue au mur qui t’avait regardée. Ne regardait que toi avais tu pensé. Te traversait. Te transperçait. Celle qui aima tant la vie qu’elle est morte la première.
Celle qui vendit toute sa vie des chaussettes au marché.
Celle qui prit la parole dans l’hémicycle et mourrait d’hémiplégie.
Celle qui mesurait 1m49 depuis toujours et qui avait des langues dans sa poche.
Celles qui marchaient en silence. Serrées. À trois — ce rendez- vous annuel. Qui n’étaient pas du même monde. Serrées sans se pelotonner. Coude à coude avec leurs avants bras chiffrés.
Celle qui avait rempli ses poches de pierres. Celle qui avait calfeutré la fenêtre et calfeutré la porte. Avait un chagrin incompressible. Fut percée entre les lobes. Garderait la tête inclinée, légèrement, sur l’épaule droite. Aurait une main gourde. Qui disait : — L’un d’eux mais pas lui. Parlant de ses enfants, de son mari. L’aurait pleuré sa vie entière. En noir sa vie entière. Jusqu’au tuyau du gaz. Celle qui s’est glissée sous la clôture pour enjamber le parapet. Celle qui prit la corde. Une branche pas bien haute, sur la pointe des pieds, les genoux fléchis qui avait l’air de jouer dans l’arbre, ainsi vue, de loin sous la pluie. Celle qui creusa jusqu’à plus terre. Celle qui tomba à poings. A lame. A flamme.
Celle qui est dos au mur criblé de trou.
Celle qui est ensevelie avec sa bouillie de visage.
Celle qui dit non.
c’est à condition de cette exhaustivité, je crois que j’avais dit «fatiguer le texte» qu’il trouve son vrai enjeu, l’infini de sa résonance, qu’il nous porte force – merci à toi (et vive la proclamation de fin)
Merci François. Si j’ai (un peu) pu…
Celle qui disait : »fatiguez la salade » à Galan dans les Pyrennées
Magnifique Nathalie, merci de toute l’Histoire convoquée, éprouvant et émouvant, grande force. (vous envie un peu cette liberté prise avec la contrainte)
ce que j’ai aimé dans votre texte c’est qu’il est d’une coulée et qu’il ouvre un nombre incroyable d’entrées . Donne envie de partir avec l’une ou l’autre. « Celle qui pour mettre de l’ordre dans sa tête organisait d’abord un grand désordre de pieds d’acajou dans le salon » ou bien « Celle qui dessinait des constellations immenses sur les vitres embuées de novembre pour tromper l’ennui »ou encore « Celle qui est morte pauvre folle à quinze ans — ou était-ce une mauvaise fièvre ? »
Ah, c’est de l’écriture ça ! La rouge m’a emportée puis les autres aussi. Merci
Merci Anne.
Magnifiques plongées dans ces vies, ces corps, ces visages…
Ai aimé beaucoup, merci Nathalie…
Merci Françoise.
ma que c’est beau
que chaque phrase se déguste
que chaque silhouette ou aspect demande à être suivie
Merci beaucoup Brigitte.