Et une belle tranche de veau, pour Mme Michu. Emballé, c’est pesé.
Sur la pointe des pieds et des yeux, à hauteur d’étal vitré, je quête le regard du géant aux mains trapues et boudinées. J’ai peur qu’on m’oublie comme ces enfants trop petits devant lequel tout le monde passe à la boulangerie. Je sautille, j’ai 5 ans, je veux des sucettes, des Chupas Chups au coca. Si ça se trouve, il va falloir attraper les saucisses qui pendouillent comme le pompon au manège.
Y en a 100 grammes de plus, je vous l’enlève ?
Il a repéré mon existence, enfin. Du haut de son estrade, l’homme de lard/l’art déploie son corps massif, se penche vers moi prêt à m’avaler et me lance, un brin narquois et condescendant : « qu’est-ce qu’elle veut la p’tite dame ? ».
Pour 10, j’ai un beau gigot d’agneau élevé sous la mère. Vous m’en direz des nouvelles. Je vous mets des patates sautées avec ça ?
Tout me hérisse dans la question : la formulation, la redondance incorrecte du sujet, le qualificatif réducteur de « p’tite dame », l’élision pas mignonne du tout, le ton faussement gouailleur et sympathique du commerçant qui a pignon sur rue. J’ai envie de hurler : on n’a pas élevé les cochons ensemble ! Je serais prête à partir en courant si ce n’est que j’avais décidé de faire une fondue bourguignonne pour mes invités de ce soir. Je n’aime pas la viande, mais je fais des efforts pour les autres. Je me tais, je m’écrase, je ravale ma rage.
Et avec ça, qu’est-ce que je lui sers ? Une belle part de tripe à la mode de Caen ?
ELLE, c’est moi qu’on met à distance et qu’on infantilise. C’est la réification de tout mon être réduit comme une tête de Jivaro par le qualificatif « p’tite dame ». Que dis-je ? Sa négation intrinsèque. Merci de lui rappeler qu’elle ne rentre pas dans les normes avec son mètre cinquante au garrot. ELLE a bien dormi ? ELLE a fait un gros dodo la dame ? ELLE a bien été aux toilettes ce matin ? ELLE n’a pas de température ? C’est le même ELLE (in)hospitalier, faussement hospitalier. C’est le ELLE, du toi, tu restes à ta place. ELLE devient soudain une toute petite et très vieille dame ratatinée dans son lit d’hôpital. ELLE, la ménagère de plus de 50 ans, ELLE qui s’efface, devient socialement transparente, vouée à la catégorie des « p’tites dames ». C’est le ELLE roturier des dames qui ont perdu leur noblesse. Est-ce que les hommes, eux, ont droit aux « qu’est-ce qu’il veut, le p’tit monsieur » ? Non, alors…
Vous la voulez épaisse comment la tranche de jambon ? Je vous mets de la ficelle autour du rôti ? Cuisson 180° au four.
Matador de viandes mortes, il fait tournoyer son couteau autour de la barbaque.
Du coup, elle se décide la p’tite dame ?
« Du coup » !!!
Qu’est-ce que je déteste cette expression !
Du coup, elle ne veut rien, plus rien de tout, elle est mal embouchée aujourd’hui ! La ficelle, le four, les couteaux, tout ça lui donne des idées à la p’tite dame…Elle reviendra.
Beaucoup aimé la mise en avant du ELLE, ça donne du rythme au texte (et suis toujours surpris par cette façon de s’adresser aux client.e.s à la troisième personne, qu’étrangement je n’ai jamais entendu dans la réalité ; personne ne parle comme ça en Suisse).
Merci pour votre retour.
J’ai entendu aussi cette façon de parler dans les hôpitaux.
Quand on sait que la 3e personne « chosifie », l’emploi de ce pronom, sous couvert de familiarité, n’est qu’un détournement du « vous » direct qui me pose en personne authentique.Le « elle » met à distance.
tELLEment violent. J’aime vous lire Madame.
Merci pour votre retour