Depuis des centaines de kilomètres, il roule dans un paysage uniforme : une route rectiligne et de part et d’autre, la forêt opaque dans son infinie rectitude sibérienne. Il regarde devant lui, concentré sur sa conduite sans vouloir regarder sur les bas côtés. Trop glauque.
« Votre destination se trouve sur votre droite ». Il s’arrête à l’endroit précis indiqué par la voix féminine de synthèse du GPS. Sur sa droite précisément, il ne voit rien. Les pins alignés comme de gigantesques allumettes forment une obscure barrière végétale. Evidemment, aucune indication de rue, de numéro, aucune plaque, ni même de boite aux lettres pour lui indiquer qu’il est bien arrivé. Sans savoir vraiment où aller, il fait confiance à la voix et sort de la voiture. Il franchit un fossé rempli d’eau et finit par apercevoir une zone plus clairsemée. Se dessine un petit chemin. Il hésite à reprendre sa voiture pour s’enfoncer dans la forêt, mais se ravise. Trop risqué, il pourrait s’embourber. GPS en main, il continue à avancer à pied. Celui-ci s’obstine à lui dire qu’il devrait faire demi-tour au prochain embranchement. Il apprécie l’humour involontaire de la machine mais sa confiance s’arrête là. A la ville, on lui a conseillé de ne pas s’aventurer seul mais de venir avec un guide local. Outre le risque de se perdre dans la forêt, il pourrait faire des rencontres malheureuses : ours, lynx, braconniers, trafiquants ou pire prisonniers fous échappés d’un Stalag. Oui, il y en a certainement encore, lui ont affirmé en rigolant des consommateurs après quelques verres de vodka. Sinon, valait mieux venir armé. Il pense que pour tromper l’ennui, ces gars entretiennent juste une mythologie locale. Il a trinqué avec eux, et a décidé de ne pas les écouter.
En revanche, il regrette sérieusement de ne pas avoir pris de bonnes chaussures de marche. Les siennes glissent, s’enfoncent dans une boue collante. Il doit éviter des flaques d’eaux grosses comme des mares. Ses chaussures sont lestées d’une terre grasse et épaisse. Le bas de son pantalon est à présent complètement maculé de boue. Il s’en fout. Avec qui a -t-il vraiment rendez-vous ?
Enfin, il l’aperçoit au bout du sentier. On lui avait parlé d’une maison, mais il s’agit en réalité d’une bicoque en rondins de bois ; le genre de cabane habitée par des trappeurs ou des chasseurs. C’est là, que son propriétaire avait vécu les 10 dernières années de sa vie, lui a confié l’homme de loi. « Quand vous vous serez acquitté des taxes locales, la maison au fond des bois sera à vous. Si vous êtes courageux, vous pourrez aller la visiter. Mais y a rien à voir dans ce coin pourri. Allez bon courage ! ».
Il a mis plusieurs semaines avant de se rendre sur les lieux.
Le portail, ou ce qui en tient lieu, est juste retenu par un fil de fer barbelé entortillé autour d’un maigre poteau. La propriété ne devait être qu’un vague concept pour l’ancien occupant. Il pénètre dans un terrain envahi par les ronces et les mauvaises herbes. Seul témoignage d’une présence humaine, les vestiges d’un ancien potager. Çà et là, des plantes folles s’accrochent autour de tuteurs qui devaient autrefois retenir des plans de haricots. Des dizaines de cagettes jonchent le sol.
Devant la porte, luxe suprême, un paillasson râpé sur lequel il distingue à peine les lettres W L COM. Il ne sent pas vraiment le bienvenu dans cet endroit qui lui flanque le cafard. Là, maintenant, il pourrait rebrousser chemin, mais il ne le fait pas. Il n’a pas parcouru ces milliers de kilomètres pour des prunes.
Le trousseau de clé ne lui est d’aucune utilité ; la porte a vraisemblablement été forcée. Et si quelqu’un se trouvait à l’intérieur ? Il écoute, l’oreille collée aux lattes disjointes de la porte et n’entend que le mugissement lugubre du vent dans les arbres. Il pense que ce vent a le pouvoir de rendre n’importe quel type fou. Telle une caméra de surveillance, un corbeau s’est installé sur la clôture.
Dégage !
Un lapin ou un lièvre (il ne sait toujours pas faire la différence entre les deux) traversent le jardinet sans se soucier de lui. Pourtant, le lieu n’a rien d’un conte de fées ! Ce serait même le contraire.
Prudemment, il pousse la porte. C’est l’odeur de brûlé qui le saisit en premier à la gorge, puis de vieille graisse rance. Les murs sont noirs de suie et de suif. Par endroit des taches légèrement moins noires attestent de la présence récente d’autres objets ou meubles : tableaux, lit, frigo, buffet ? Il ne peut qu’imaginer. Visiblement, d’autres sont passés avant lui et ont tout raflé, à l’exception d’un vieux poêle à bois en fonte et d’une table de ferme. Le tour du propriétaire est vite fait, la pièce ne mesure pas plus de 20m2 avec un sol en terre battue. Basse de plafond, une toute petite fenêtre qui donne sur la forêt, tente vainement de l’éclairer. Qu’est-ce qu’il était venir faire ici, dans ce trou du cul du monde ? A quoi, à qui avait-il cherché à échapper ?
La table l’intrigue et l’impressionne. Lourde, imposante, grossièrement taillée dans la masse d’un chêne, elle donne l’impression que la cabane a été construite autour d’elle. Il comprend mieux pourquoi les autres ne l’avaient pas embarquée.
Comme la lumière décline peu à peu, il éclaire la pièce à l’aide de la lampe torche de son téléphone portable. Quelle étrange table ! Il ferme les yeux. Il imagine qu’il est aveugle et passe la main sur sa surface irrégulière. Partout, des éraflures, des tranchées, des crevasses, des trous comme si on y avait enfoncé rageusement des couteaux. Il ouvre les yeux et y distingue signes et symboles : croix, flèches, svastikas, bonhommes sommaires… Alors, c’est là que le type a mangé pendant toutes ces années ?
Ce n’est pas une simple table mais un meuble qui parle, qui hurle. Une sculpture ? La carte d’un territoire inconnu ? Un manuscrit à déchiffrer ?
La nuit va tomber, il sait qu’il doit repartir. Il ferme la porte la clé.
Il sait qu’il reviendra.
Quel suspens déjà ! Merci !
Merci !
et bien aussi pour la longueur, à lire l’ensemble des textes je me dis que ça va être un paramètre important, la représentation mentale du format global de ce qu’on entreprend…