La voyageuse
Je suis partie sur un coup de tête. J’avais décidé de tout quitter sans définir le lieu de destination. J’avais décidé de me laisser emporter au gré de l’eau et du vent. Je mesure déjà combien mes carapaces égotiques sont risibles, superflues. En partant ainsi j’ai le sentiment de m’être mise à l’épreuve de l’inattendu et des forces invisibles qui nous entourent. Je suis bien, là, allongée sur l’herbe dans un lieu nouveau où personne ne me connaît et où personne ne pensera à venir me chercher. Ces nuages rouge sang m’intriguent. Leurs formes ont à voir avec les monstres, j’en devine qui ressemblent aux trois gorgones. Ma mélancolie, mon vague à l’âme se diffusent dans mes veines, la chaleur intérieure engendrée se transforme en crainte de je ne sais quoi, je tremble. Je vais bientôt regagner ma chambre.
L’homme au regard insistant
Je suis bouleversé sans trop savoir pourquoi. Mon regard ne peut se détacher d’elle. Cette femme assise près de la fenêtre exerce sur moi une attraction de grande intensité, j’en recherche les motifs — sans être disgracieuse elle n’appartient pas au lot des femmes irrésistibles et intimidantes — elle dégage de la simplicité et de la profondeur en même temps — ses gestes sont justes, mesurés — ses yeux un peu fatigués et sombres — faiblesse et force s’y conjuguent — son image m’est peut-être apparue dans un rêve — je cherche, je pressens bien d’autres raisons, mais un brouillard se diffuse dans mon corps-esprit. Je m’approche d’elle, m’assois à ses côtés. Je demeure là longtemps sans bouger. Je n’ose pas lui adresser la parole tant elle semble ailleurs. Alors je me lève, regagne ma place, l’esprit confus et avec un goût d’amertume dans la bouche.
L’hôtelier barbu
Je ris de me voir là assis comme un vieux qui regarde les passants pour moins s’emmerder. Mon hôtel est peu fréquenté, il me sert de paravent à des activités que je pensais derrière moi, trafics de drogues, de médicaments et de pesticides qui participeraient ensuite à d’étranges expérimentations. Pour que ce soit bien clair, il n’y a que le flouze qui m’intéresse. Après, le reste je m’en contrefous. Je travaille avec des Indiens du sud de l’Inde très malins. Sollicité à nouveau et malgré ma décision récente de tout arrêter, je me réengage, j’aime l’argent et les montées d’adrénaline. Ici, dans cette petite ville, je suis un homme respecté et au-dessus de tout soupçon. Événement du jour : une femme est arrivée ce matin et a réservé une chambre, elle a un seul bagage, je ne sais combien de temps elle va rester. En ce moment elle est allongée dans le jardin et fixe le ciel rouge. Je me demande si je vais la draguer, histoire de me distraire. Mais elle n’est pas vraiment mon genre, cheveux courts, vêtements trop amples qui dissimulent les rondeurs que j’aime. Pourtant je n’ai cessé de la regarder depuis une heure, elle m’attire, habituellement j’évite la drague de mes clientes pour ne pas salir mon image.
La mygale ornementale bleu saphire
Depuis mon départ de Chennai j’ai voyagé dans une valise diplomatique dans laquelle je suis entrée, en raison de ma curiosité face à une chemise de la même couleur que moi, un bleu saphir intense, je m’y suis endormie jusqu’à son ouverture à Paris malgré l’insuffisance d’air. Le contenu et moi avons été transférés dans un sac de voyage mal fermé et le propriétaire a pris le train ce matin. Je me suis échappée du sac et devant la finesse des pieds de la femme assise au-dessus de moi, j’ai décidé de l’accompagner, de gravir toute la hauteur de son sac à dos et de m’y précipiter. Maintenant, à l’hôtel, un peu modeste à mon goût, je me promène librement dans la chambre. Il fait jour et je n’aime pas beaucoup la lumière, je suis une créature photosensible, mais les volets sont fermés, tout va bien. Il y a un miroir accroché au-dessus de la table. M’y voilà. J’observe la poussière collée à mes pattes et la disparition de quelques poils bleus. L’inspection est sans nul doute rassurante, mais je crains de ne pas avoir l’hydrométrie et la température adéquates. Ce qui pourrait provoquer des troubles si la situation durait. Mon pays est bien loin. Je redoute que mon aventure soit périlleuse. La femme est toujours en train de se prélasser dans l’herbe, je l’ai vue en allant faire un tour rapide sur le balcon. Je me demande quelle sera la nature de notre cohabitation. Elle a un air bizarre, la tête ailleurs. Je n’ai pas encore osé m’approcher d’elle. Je ne voudrais pas l’effrayer. Connaît-elle seulement mon espèce et la virulence de mon venin ? Je choisis toujours mes victimes. Cette femme ne m’inspire nullement de l’agressivité. Le problème maintenant est de trouver de la nourriture. Il me faut des insectes. Déjà dans la chambre j’ai repéré quelques blattes. Le meilleur lieu sera le jardin. J’attends la nuit pour lancer mes opérations de chasse.